Mohamed Larbi Bouguerra : Les agrumes, une richesse nationale négligée?
En cette fin d’année, les drames, les grèves et les manifestations se succèdent à un rythme effréné dans notre pays. Avec la terrible collision de Jebel Jelloud, les manifestations de la magistrature, les inqualifiables violences contre des étudiants africains, les grèves incongrues des enseignants, le retour des difficultés à Petrofac, on a prêté peu d’attention aux problèmes des agrumiculteurs du Cap Bon. Ces derniers ont coupé la route Menzel Bouzalfa-Beni Khallèd, le 14 décembre 2016 (Lire Essabah, 15 décembre 2016, p. 3) et ont déversé sur la chaussée une partie de leur production. Ils dénoncent les intermédiaires –parasitant le circuit de commercialisation de leurs fruits-, menacent d’aller plus loin dans l’expression de leur colère et appellent à arrêter les opérations de cueillette dans une tentative ultime pour donner des couleurs au marché.
Le jus d’orange coté à Wall Street à l’égal du pétrole Brent
Que de labeur, d’eau d’irrigation, d’engrais et de phytosanitaires perdus ! Un crève-cœur pour cette région qui consacre 14000 ha aux agrumes. Perte aussi pour le pays qui produit 350 000 t d’agrumes* mais n’en exporte hélas que 20 000 tonnes! On aurait pu distribuer cet excès d’oranges aux écoliers des régions intérieures pour leur assurer un apport correct de vitamine C et de fibres….en prenant exemple sur le Dr Salvador Allende, le président du Chili (1970-1973) qui a fait distribuer, du lait à toutes les écoles du pays. Nos oranges contiennent en effet de 0,65 mg/l à 0,80 mg/l de cette vitamine essentielle (Lire M.L. Bouguerra, L’Actualité Chimique, Janvier 1982, p. 33-34) aux multiples bienfaits pour la santé comme le prouvent les nombreux travaux du Pr Linus Pauling, Prix Nobel de chimie et Prix Nobel de la Paix (Lire, par exemple, « La vitamine C contre le rhume », Editions Trévise, Paris, 1973). Les teneurs en vitamine C des oranges tunisiennes soutiennent la comparaison avec celles des agrumes américains de Californie.
Voir ainsi des agriculteurs se plaindre de la surproduction est désolant et montre que nous marchons sur la tête. Les Tunisiens se gavent de boissons soft et courent allègrement vers l’obésité et le diabète alors que peu de publicité est réservée au véritable jus d’orange (et non aux succédanés à base de produits chimiques, de sucre et de colorants). Sait-on que le jus d’orange est coté à Wall Street à l’égal du pétrole Brent ou du cuivre ? Comme on fait de la réclame aujourd’hui pour le yaourt, on pourrait peut-être amener nos concitoyens à boire quotidiennement un vrai jus d’orange au petit déjeuner. Encore faut-il, dira-t-on, que l’industrie locale s’y mette et y investisse!
Un vaste champ de possibilités
La presse a récemment rapporté qu’un jeune Sud-Africain a réussi à créer un polymère naturel, à base d’écorce d’orange, capable d’absorber l’eau et de lutter ainsi efficacement contre la sécheresse (L’Humanité, 4 octobre 2016, p. 2). En fait l’écorce d’orange peut avoir des applications économiques intéressantes comme l’ont montré depuis 1980 les recherches des Japonais Takahashi Satoru, Okujima Sadayasu, Aihara Hiroshi, Shimakewa Takeshi et Kubo Susumu. Sa fermentation contrôlée peut produire du biogaz et réduire ainsi la consommation d’énergie fossile polluante. Les recherches s’orientent même vers la cogénération (électricité et chaleur). Les déchets d’agrumes peuvent être adaptés pour entrer dans l’alimentation du bétail comme ils peuvent servir à la production de protéines d’origine unicellulaire (P.O.U, et en anglais SCP pour Single Cell Protein). Celles-ci sont extraites de la biomasse microbienne et peuvent servir – après extraction des acides nucléiques et des toxiques- d’aliments pour la volaille voire du bétail, par exemple, à la place des céréales, de la farine de poisson ou du soja et libérer ainsi les champs pour d’autres spéculations agricoles rendant du coup le produit final plus économique comme le montrent les travaux de P. Ravindra.
Devant la surproduction d’agrumes observée cette année, il y a une leçon à tirer : la diversification s’impose. Il faut penser, entre autres, à la production de conserves, de confitures et de marmelade. Il faut exploiter le limonène et les fleurs d’oranger en améliorant les techniques traditionnelles de la parfumerie sfaxienne et tunisoise.
Une révolution culturelle s’impose
Cette semaine, s’est tenu le Congrès National de la Jeunesse. On aurait aimé y voir mieux affirmé le rôle de la recherche scientifique et technologique pour inciter nos 2 600 000 jeunes à s’y adonner pour parvenir, comme ce jeune Sud-africain, à mettre au point des produits à valeur ajoutée dérivées de nos productions agricoles. Le rôle des décideurs est, à cet égard, capital.
En Espagne, toutes les régions de la péninsule, ont un centre de recherche consacrée à l’huile d’olive. Le service de recherche agricole SERIDA de Villaviciosa, dans les Asturies, étudie notamment les performances de l’alambic dit Alquitara – manifestement d’origine arabe- pour améliorer la qualité de certaines productions agricoles locales.
Il y a quelques excellents travaux chez nous portant tant sur l’huile que sur les agrumes. Des efforts financiers supplémentaires sont nécessaires pour encourager les chercheurs et rendre ce type de recherche attrayant pour les jeunes afin que le pays en récolte des retombées économiques et des emplois.
Une révolution culturelle de nos politiciens est, à cet égard, nécessaire : penser science, recherche et technique. Dans un livre récent, Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires Etrangères, relève: « Depuis le XVIIIème siècle, les sciences et la culture (les humanités) ont été complètement séparées. Les scientifiques ne sont pas devenus incultes, bien au contraire, mais l’ignorance scientifique des littéraires, des juristes, des politiques et même des économistes n’a cessé d’empirer. ….Jusqu’à présent, pour le plus grand nombre parmi les élites classiques, politiques, littéraires ou juridiques, aujourd’hui largement technocratiques ou économiques, ces questions n’ont tout simplement pas compté et ne comptent toujours pas. »
*L’article d’Essabah avance ce chiffre mais Abdelmajid Zar (Président de l’UTAP) parle d’une production de 760 000 t sur le site de Webdo consulté le 26 décembre 2016.
Mohamed Larbi Bouguerra