Ali Chebbi : la Conférence sur l'Investissement a été une réussite, mais...
Comment évaluez-vous la Conférence Internationale sur l'investissement tenue dernièrement en Tunisie?
Je crois que la réussite de cette Conférence par rapport à ses propres objectifs fait l'unanimité. Plus de la moitié du volume des projets d'investissement (prévu dans le plan quinquennal 2016-20) proposés dans la conférence, qui est de l'ordre de 67MMDT, aurait été pris en charge et des dépôts de plusieurs jours d'importation seraient aussi drainés; ce qui consoliderait la structure de la balance des paiements et renforcerait les manœuvres de la BCT pour stabiliser le taux de change. Mieux encore, en plus des effets positifs des IDE sur l’investissement privé national, les retombées médiatiques, dont la stratégie-Com semble-t-il probante, seraient à même d'instaurer la confiance chez les opérateurs économiques et les inciter à être plus impliqués dans le processus de transition. Cependant, rigueur oblige, des insuffisances devraient être prises en compte.
Comment cela ? Et qu’est-ce que vous proposeriez comme alternatives?
Je me limiterais aux insuffisances les plus importantes pour en déduire les recommandations.
Primo, la répartition géographique des projets d'investissements envisagés lors de cette conférence risquerait de maintenir le statuquo en matière de Dualisme, i.e. 74% des projets d'investissement seraient localisés longitudinalement sur le littoral. Rappelons que dans le dernier plan quinquennal d'avant le 14 janvier 2011, la part de la FBCF destinée au Centre-Ouest était de 4% alors que celle du Grand Tunis était de 40%, même si on corrige cette répartition par la concentration démographique. Notons aussi que le littoral abrite près des deux tiers des entreprises productives et des centres de formation professionnelle et qu’il est de loin plus attractif en matière de climat d’affaires qu’ailleurs. Ce déséquilibre structurel alimentait depuis environ un siècle les flux migratoires internes donnant lieu à une configuration a priori paradoxale selon laquelle les régions à fortes concentrations démographiques correspondent au taux de chômage et de pauvreté les moins élevés... En fait, c'est parce qu'elles sont attractives qu'elles favorisent les disparités régionales et sociales, poussent à la sous-utilisation du potentiel de croissance dans les régions déshéritées et alimentent l'expansion du secteur informel et l'élargissement chaotique du milieu urbain.
Comme préconisé par les méthodes modernes de planification, nous aurions souhaité que le plan quinquennal 2016-20, non encore adopté par l’ARP à la fin de sa première année, soit construit sur la base de "Programmes Structurants" abandonnant les méthodes anciennes fondées sur des "Projets", et qu'une nouvelle cartographie spatiale ait été une priorité pour y envisager des programmes de développement fédérées par "le Progrès Industriel Intégré", comme nous l'avons préconisé en 2013 et publié in Leaders.
Secondo, sur les 17794 MDTdes flux financiers attendus, 2.95% sont sous forme de dons et97.04% sous forme de dette extérieure de moyen et long terme ce qui mettrait la rentabilité de ces projets à l’épreuve. Sinon, même si la communication officielle a manqué de précisions sur les intérêts accompagnant ces emprunts extérieurs, la Tunisie risque la non-soutenabilité de sa dette publique puisque la tendance lourde du dinar est décroissante, la croissance potentielle a diminué à 3.2% après avoir été d'environ 5% sur les 22 années avant 2013, et le déficit public tend à s'élargir au vu de l'espace fiscal devenu très réduit. Une politique structurée et institutionnalisée d'endettement serait plus que recommandée.
Tertio, outre l’implication nécessaire du système d’offre de compétences nationales en l’adaptant aux exigences de ces projets pour une meilleure employabilité de la main d’œuvre, le suivi devrait être institutionnalisé, boosté par les autorités mais impliquant essentiellement l'UTICA pour son savoir-faire en la matière. Outre le fait que les promesses non encore affectées (comme celle du Qatar qui est de l'ordre de 1.25 MM$ US) devraient faire l'objet de programmes d'allocations précises répondant aux exigences nationales surtout celles dans l’intérieur, tous ces projets ainsi que le plan 2016-20 lui-même devraient être soumis à des processus institutionnels d'implémentation, de suivi et d'évaluation avec l'adoption deKPIs (Key Performance Indicators) qui soient selon la pratique communément adoptés, SMARTS (Specific, Measurable, Attainable, Relevant, Time-Bound, Secure)… (D’autres développements pourraient être ajoutés à cet egard comme la création de Zones Economiques et Sociales à gouvernance locale, l’adoption d’une règleoptimisant la répartition régionale du titre II du budget de l’Etat, la détermination de budgets spécifiques aux projets nationaux ou suprarégionaux,...)
Certaines voix ont récemment plaidé pour le désengagement du prêt-FMI par l’usage des fonds recueillis lors de la Conférence sur l’Investissement. Serait-ce de l’irréalisable ?
L'idée de rembourser une partie du prêt-FMI par anticipation est discutable pour ne pas dire qu’elle n'est pas fausse en soi.Et la position devrait être le résultat d'une validation d’experts et non-arbitraires. Par le passé, la Tunisie ne faisant pas exception par rapport au Brésil et à l’Argentine en 2005 ainsi qu’au Portugal en 2015, l'a déjà fait en2006 et 2007. Ce fut une situation où les flux sortants de remboursement et de règlements internationaux dépassèrent ceux des influx, et que la soutenabilité de la dette fut menacée pourtant les réserves et la croissance de long terme étaient plus rassurants que maintenant. En fait le problème n'est pas une confusion entre sources de financement extérieur. Il est de comparer les flux de dette aux coûts et aux éventuelles retombées malvenues de l'endettement. Certains points de vue considèrent que bien que l’actuel prêt-FMI soit un appui budgétaire nécessaire, il n’est pas exempt d’effets pervers tels que : (1) le un risque très élevé de non-soutenabilité et d’élargissement des déficits publics comme indiqué dans le dernier rapport de Moody’s, (2) un financement de court-moyen terme contre des réformes de long terme, mais qui piétinent encoredepuis des années avec ce qu’elles engendrent de couts d’ajustement, (3) l'impossibilité de mettre en œuvre une politique fiscale domestique, voire macroéconomiqueà proprement parlé, comme le montre la LF 2017, (4) le renversement des priorités nationales comme perçu par les tunisiens, et (5) la difficulté sinon l'impossibilité de gérer les conflits d'intérêt conséquents entre partenaires sociaux ; ce qui menacerait la stabilité socio-politique et donc la transition. Cependant, ces complications pourraient être traitées en dehors des engagements faits par la Tunisie lors de la conférence sur l’investissement si ces derniers sont déjà spécifiés.
Toutefois, il est grand temps que ces problèmes économiques fondamentaux de la Tunisie de la deuxième république fassent l’objet de débats internes et élargi entre spécialistes où chacune des dimensions institutionnelle, économique et sociale serait aussi importante que l’autre.