Les dérives de l'Ugtt ou la chronique d’une catastrophe annoncée
Les dérives qui ont marqué la manifestation des enseignants devant le ministère de l'Education nationale mardi dernier ont choqué, mais n'ont pas surpris outre-mesure même si elles jurent avec les bonnes manières que ces éducateurs sont censés inculquer à leurs élèves. D'ailleurs, l'usage du mot manifestation est, en l'espèce, impropre. Cette pagaille, ces vociférations, ces slogans injurieux ont un nom : la chienlit.
C’est indéniable: la Tunisie a, aujourd'hui, mal à ses syndicats. l’Ugtt est devenue notre plaie d’Egypte, la source d’une grande part de nos problèmes. Dans le paysage syndical mondial, elle détonne : alors que partout ailleurs, les syndicats perdent du terrain, notre Ugtt affiche une santé insolente. Mais faute de contrepoids, 'la première force du pays, comme le proclament ses adhérents tend à aller jusqu’au bout de son pouvoir. Elle n’écrase pas seulement les syndicats rivaux, mais aussi les institutions de l’Etat. Profitant du délitement de ce dernier, elle ne se limite plus à la défense des intérêts des salariés, mais déborde largement sur le champ politique. Elle a son mot à dire sur les grandes orientations économiques, la politique étrangère, l'éducation, la culture et même les affaires religieuses à travers son syndicat des imams. Elle dispose quasiment d’un droit de veto sur toutes les décisions du gouvernement. Désormais, on ne peut plus rien faire sans elle, ni avec elle, non plus. L’Ugtt est devenue une force d’inertie. Des réformes urgentes comme celle des caisses de retraite dorment dans les tiroirs en attendant un feu vert hypothétique de la place Mohamed-Ali.
Soyons équitables. Notre syndicat est capable du meilleur comme du pire. Le meilleur, c’est le dialogue national où il a joué un rôle déterminant qui lui a valu, avec d’autres, le prix Nobel de la paix; c’est l’encadrement des manifestations lors de la révolution, c'est sa
décision de renoncer à la grève générale après avoir maintenu le suspense jusqu'à la dernière minute, et pour remonter aux années 40 et 50 du siècle dernier, c’est sa contribution à la lutte contre le protectorat. Le pire, c’est tout le reste. La frénésie de revendications, le recours aux grèves à tout propos, et surtout hors de propos, l’arrogance agressive, le discours autiste qui fait litière des difficultés économiques et la démagogie à outrance. Et gare à celui qui ose dénoncer ses dérives, car ni la majorité, ni l’opposition, n’ont envie de se la mettre à dos. Ce serait s’écarter du politiquement correct et qui plus est, relèverait même du suicide politique. Et que dire alors de la gauche pour laquelle s’en prendre au représentant de la classe ouvrière tient du sacrilège. Lors des débats budgétaires à l’ARP, un député du Front populaire, outré par la décision gouvernementale de reporter les majorations salariales prévues en 2017, a pointé un doigt accusateur vers le banc des ministres: «Vous vous rendez compte de ce que vous faites? Vous êtes en train de mener le pays à sa perte en vous opposant à l’Ugtt».
Lorsqu'on a demandé à Abassi où en étaient les négociations à propos du report des majorations de salaires, il a manqué de s'étrangler : "de quelles négociations parlez-vous, nous avons réclamé l'application de la loi". Il avait raison. En l'état actuel des choses, on ne négocie pas avec l'Ugtt. On se plie à ses oukases. C'est ce qu'ont fait les précédents gouvernements, pratiquement, le pistolet sur la tempe.
Hédi Béhi