Taher Kacem: Un idéal de gauche et de démocratie
L’étouffement dans les cachots de la prison de Tunis en 1970, puis en 1977, lui a laissé de lourdes séquelles qui ont fini par l’emporter. Taher Kacem, 80 ans, figure de proue du socialisme destourien dans les années 60, est décédé début novembre dernier à Tunis. Ancien gouverneur de Béjà, chef de cabinet d’Ahmed Ben salah et président de l’Union nationale des coopératives, il a été parmi ceux qui ont cru à un socialisme aux couleurs de la Tunisie et à la coexistence des trois secteurs : privé, public et coopératif. Le coup d’arrêt à l’expérience collectiviste et le limogeage de Ben Salah, le 8 septembre 1969, puis son arrestation, l’enverront en prison. Taher Kacem sera alors traduit avec d’autres hauts responsables devant la Haute cour, pour «haute trahison».
Arrêté de nouveau en 1977 pour son action au sein du Mouvement de l’unité populaire (MUP), le parti créé par Ben Salah depuis son exil, avec Mounir Kachoukh, Mohamed Belhaj Amor, Tijani Harcha, Mohamed Daoud, Abdeljélil Gahbiche, Brahim Hayder et Abbès Hkima, il écopera de deux ans de prison.
Après avoir purgé sa peine dans des conditions difficiles, il tentera de trouver un emploi auprès d’amis dans le secteur privé, puis montera sa propre entreprise qu’il finira par transmette pour prendre sa retraite.
Très cultivé, ancien professeur de langue arabe, à la plume bilingue raffinée et l’analyse perspicace, Taher Kacem a toujours été animé de hautes valeurs patriotiques et doté d’une vision avant-gardiste. Son fils, Dr Chafik Kacem, retrace ses années de braise.
Taher Kacem était un militant, imprégné de patriotisme sincère, d’un idéal de gauche sans compromis. Il aspirait à une Tunisie juste, moderne et indépendante (...). Refusant tout compromis lors de son procès de mai 1970 et toute dénonciation de Ben Salah, il a été condamné à 5 ans de travaux forcés fermes, dont il a passé 3 ans et 2 mois dans le couloir des condamnés à mort, sous le régime de l’isolement. Ceci dans une geôle exiguë, humide et comportant une lucarne ouverte sans persiennes, été comme hiver. Le ministre de la Justice de l’époque avait refusé l’installation de persiennes et avait proposé comme seule alternative de condamner la lucarne, ce que Tahar Kacem a refusé, préférant le froid à l’obscurité.
En prison, il a pu cependant entrer en relation avec les militants de l’extérieur et à l’étranger (notamment le grand militant Slimane Douggui, que Dieu le garde) à travers les messages que relayaient les épouses et les enfants. C’est ainsi qu’avait germé l’idée de créer un grand mouvement populaire aux aspirations de gauche, avec deux principes fondamentaux: un socialisme adapté aux réalités sociales et culturelles tunisiennes et l’instauration d’un régime démocratique. La conviction était qu’il ne pouvait y avoir de socialisme sans démocratie; mais que également il ne pouvait y avoir de démocratie sans socialisme (un être humain qui a faim ne peut en aucune façon être libre). Ces idées seront à la base d’un document, le «Manifeste du Mouvement de l’unité populaire» dont Tahar Kacem a été l’un des principaux rédacteurs avec Hichem Moussa. Le Mouvement de l’unité populaire est créé avec ses deux branches en Tunisie et à l’étranger.
Après sa structuration, a commencé une lutte quotidienne pacifique et clandestine contre le régime en place, tracts, réunions régionales, installation de cellules de militants, dénonciation de la répression, des entraves à la liberté d’expression, des tortures, des choix économiques libéraux... Ceci jusqu’à l’arrestation des militants du MUP en 1977 et les deux mois de torture inhumaine dans les cachots du ministère de l’Intérieur.
Tahar Kacem a depuis perdu l’usage de son oreille gauche. Il a été condamné à 3 ans de prison ferme, dont il a purgé 1 an et 7 mois. Le chef d’accusation était notamment: incitation à la révolte, pour l’un des vers de Abou El Kacem Echabbi «si le peuple désire la vie, le destin ne peut que se conformer à sa volonté». En fait, dans ce qui a été le plus long procès de l’histoire, le juge n’a pas voulu se conformer aux instructions du palais qui demandait des peines très lourdes et même des condamnations à mort. Tahar Kacem a été torturé parce qu’il a refusé d’alourdir des charges contre les autres militants.
Il aura également été un homme de principes quand il votera contre la rencontre avec Bourguiba, qui voulait légaliser le MUP pour accélérer sa division et soi-disant instaurer le multipartisme dans les années 80.
Il quittera par la suite le MUP parce qu’il était convaincu que la démocratie ne s’octroyait pas et que ce n’était que des manœuvres politiques pour compromettre les militants et donner une illusion de démocratie.
Tahar Kacem ne se compromettra, par la suite, en aucune façon avec le régime de Ben Ali.
J’ai résumé une petite partie de l’histoire de cet homme qui a également milité pour que ses nombreux frères et sœurs dont il était l’aîné et dont le père est mort alors qu’il avait 22 ans puissent étudier et réussir dans la vie. Il a milité également malgré la prison et les difficultés matérielles pour que ses 4 enfants puissent étudier et avoir une bonne situation sociale. Je dois rendre ici hommage à ma mère Essia pour ses sacrifices et son dévouement à ses côtés.
Tahar Kacem aura été un militant pour la justice sociale et la liberté, il a vécu en homme de principes et de convictions. Ce genre d’hommes ne meurent pas, ils sont vivants dans notre âme et notre conscience; ils nous guident et on ne les oublie jamais.
Papa, tu me manques.
Dr Chafik Kacem