L’Ecole normale supérieure de Tunis a 60 ans et …une crise de vocation
C’est au mois d’octobre 1956 que l’Ecole normale supérieure (ENS) de Tunis a ouvert ses portes à un petit groupe de bacheliers tunisiens désireux de devenir professeurs de l’enseignement secondaire et de participer, à travers ce métier, à l’édification de l’Etat national. Ceux qui, parmi les membres des premières promotions de l’Ecole, sont encore de ce monde ne cessent d’évoquer avec une nostalgie émue le grand enthousiasme qui animait les apprenants, les formateurs et les décideurs associés à l’un des gestes les plus forts de la toute jeune République tunisienne.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, où le système éducatif vit, à tous les niveaux, sa crise la plus grave, une crise qui empoisonne le quotidien et hypothèque l’avenir, la commémoration du soixantième anniversaire de l’ENS, premier établissement tunisien d’enseignement supérieur, pourrait être une excellente occasion pour les bilans qui s’imposent à tous. Cette démarche ne semble pas intéresser nos décideurs qui préfèrent se dépenser dans le buzz médiatique ou l’attentisme calculateur.
Ceux qui connaissent l’histoire de la Tunisie indépendante apprécient à sa juste valeur la contribution des normaliens à la qualité de l’enseignement secondaire, de la formation universitaire et de la recherche scientifique mais aussi leur apport déterminant dans bien d’autres domaines qui vont de l’administration jusqu’à la diplomatie.
Depuis le début des années 1980, l’ENS a connu une succession d’expérimentations hasardeuses qui ont terni son image et lui ont fait perdre son rang: dissolution de l’Ecole de Tunis et son remplacement éphémère (1982-1991) par deux Ecoles défigurées installées à Bizerte et à Sousse, disparition totale de l’Ecole pendant plusieurs années (1991-1997), changement malencontreux du mode de recrutement des élèves et d’une bonne partie des enseignants.
Le statut privilégié des élèves de l’Ecole et les conditions de travail relativement confortables pour l’ensemble des personnels n’arrivent pas à conférer à l’établissement les performances escomptées. En témoignent les résultats des élèves de l’Ecole au concours de l’agrégation. Mais peut-il en être autrement quand on sait que l’entrée même à l’Ecole ne favorise pas l’excellence? Les élèves de l’Ecole inscrits dans les sections lettres et sciences humaines viennent pour partie de l’Institut préparatoire des études littéraires et de sciences humaines de Tunis (Ipelsht) qui n’intéresse qu’une minorité des bons élèves de l’enseignement secondaire, majoritairement obnubilés par les sections scientifiques et techniques.
L’absence de la filière "Lettres" dans les lycées pilotes, depuis les années 1990, reflète bien le peu d’estime dans lequel les décideurs, les parents et les élèves tiennent les formations en lettres et en sciences humaines. La démarche malheureuse adoptée au début de cette année scolaire par le ministère de l’Education pour la réouverture de la filière "lettres" dans les lycées pilotes de la capitale et de deux autres grandes villes littorales a tourné court et risque d’hypothéquer à jamais l’avenir de la formation auprès de l’élite scolaire.
Une bonne partie des étudiants de l’Ipelsht n’arrive pas à réussir au concours d’entrée de l’ENS. Ils sont alors "reversés" dans les facultés où ils arrivent, malgré leur passage de la 2éme à la 3éme année, aigris et abattus. Les élèves de l’ENS, qui ne réussissent pas le concours de l’agrégation, se consolent comme ils peuvent avec une nomination d’office dans un poste de professeur de l’enseignement secondaire. Ceux qui, peu nombreux, réussissent au concours de l’agrégation, sont nommés soit dans les lycées, soit dans un établissement de l’enseignement supérieur où ils sont généralement mal reçus dans la mesure où ils ne peuvent pas se faire prévaloir d’une spécialisation prouvée par la pratique de la recherche comme c’est le cas pour les thésards.
Ces problèmes structurels viennent de connaître une amplification avec le choix fait par le ministère de l’Education de recruter, à l’avenir, les enseignants de l’enseignement secondaire parmi les titulaires d’un mastère professionnel qui remplacera le si décrié concours du Capes. Ainsi, une solution de facilité est préférée à une réforme réfléchie qui tient compte de l’expérience d’un long passé où l’Ecole normale supérieure a eu un rôle de premier plan. C’est tout simplement la politique de la table rase et de la fuite en avant avec un gâchis dont le coût est cher payé par la communauté nationale.
Houcine Jaïdi