Les accords de cession de Constantine et d’Oran au Bey de Tunis 1830: une chimère franco-tunisienne
Au lendemain de la prise d’Alger le 5 juillet 1830, l’armée française, malgré la puissance du corps expéditionnaire (450 navires dont plus de 100 bâtimentsde guerre,83pièces d’artillerie de siège, 27 000 marins, 37 000 soldats), se trouva confrontée à des difficultés à tenir le territoire algérien. Face à ces difficultés, l’idée de placer une partie du territoire sous l’autorité du bey de Tunis germa ainsi dans l’esprit du général Clauzel, commandant enchefdel’armée d’Afrique (août 1830-février 1831).
Lorsque, succédant au Comte de Bourmont, Bertrand Clauzel (1772-1842) arrive à Alger, en septembre 1830, il a déjà derrière lui une longue expérience de la guerre et de la politique. Cette grande figure militaire s’était illustrée pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Rallié à Napoléon pendant les Cent-Jours, condamné après l’échec de l’Empereur, il se résolut à l’exil aux Etats-Unis, puis fut réhabilité et devint député. Déjà comte d’Empire, il est élevé à la dignité de maréchal de France par Louis-Philippe et après avoir été rappelé à Paris en 1831, revint de nouveau en Algérie en qualité de gouverneur général en 1835. Il n’était donc pas homme à prendre des décisions inconsidérées. Mais les problèmes liés à la conquête l’avaient conduit à songer à créer une sorte d’Etat musulman dans les beyliks de Constantine et d’Oran que l’on confierait à des princes tunisiens en contrepartie du paiement d’un tribut comme gage de vassalité à l’égard de la France. Les marques d’amitié témoignées par le Bey au moment de la conquête ont sans doute encouragé Clauzel à donner corps à cet improbable projet.
Du côté tunisien, Husseïn Pacha Bey de Tunis (1824-1835), au pouvoir depuis 1824, ne manquait pour sa part ni d’expérience, ni d’énergie. C’était lui qui, en 1815, força la main à son père pour prendre le trône qui lui revenait de droit (voir Leaders, juillet 2016). Il était en outre conscient du déséquilibre des forces au bénéfice absolu des Français et savait que la flotte ottomane ne pouvait voler au secours ni d’Alger ni de Tunis. L’intérêt de l’Etat tunisien était donc d’entretenir de bonnes relations avec la France devenue sa voisine directe. Du point de vue des relations entre Tunis et Alger, l’héritage historique n’était pas propice à un réflexe de solidarité immédiat. En effet, les autorités politico-militaires ottomanes qui dirigeaient la régence d’Alger n’avaient jamais apprécié l’émergence et la consolidation d’un Etat beylical centralisé et dynastique et qui ne cessait de réduire le pouvoir du Divan des janissaires. A plusieurs reprises entre le XVIIe et le XIXe siècle, les deys d’Alger (encouragés, peut-être, discrètement par le gouvernement ottoman) ont lancé diverses attaques contre la régence voisine. Sansdoute, l’intérêt accordé par Le Bardo au projet Clauzel procédait-ilaussidecettevieillerivalité. Mais par-dessus tout, Tunis craignait que l’agitation qui secouait alors la région de Constantine ne se propageât parmi les tribus frontalières. Clauzel n’avait pas manqué, rapporte l’historien Ben Dhiaf, témoin des événements, d’insister sur ce risque lorsqu’il reçut une ambassade beylicale venue le saluer au nom du Bey. Autre facteur qui a sans doute encouragé le gouvernement beylical à répondre favorablement au Général: l’Est algérien était familier à l’Etat tunisien et à la population. De part et d’autre de la frontière occidentale de la régence de Tunisie, les habitants étaient depuis un temps immémorial très proches les uns des autres au niveau des alliances de tous ordres, des us et coutumes et du dialecte.Lelong delaligne qui séparait les deux régences, l’affiliation aux mêmes confréries soufies avait donné naissance à des réseaux de solidarité alimentés par les zaouias. Cette proximité a pu faire croireaux Tunisiens que la cession du beylik de Constantine était envisageable,d’autant plus qu’audébut il n’était pas question d’Oran.
Le 10 novembre 1830, Clauzel écrit au Bey pour lui faire part de son projet de lui céder Constantine. Le Bey répond qu’il accepte «répugnant, écrit-il au Général, à l’idée de repousser votre proposition.» Il l’informe néanmoins qu’il charge son ministre Mustafa Saheb- Ettabaâ, muni des pleins pouvoirs, d’aller à Alger discuter de l’ensemble de l’Accord dont les clauses, selon les Tunisiens, devaient être lessuivantes: acceptation de la souveraineté sur Constantine et la totalité de ses territoires au profit de Mustapha Bey, frère de Husseïn, paiement du tribut par tranches mais après la prise effective du pouvoir sur le beylik de Constantine, clauses commerciales et fiscales. Il était demandé que le chef du corps expéditionnaire français ne fît occuper les forts par ses soldats que sur la demande expresse du prince-gouverneur. Quant aux habitants, ils seront soumis à la législation tunisienne. Enfin, le Bey de Tunis se réservait la faculté de désigner qui bon lui semblerait à la tête du beylik de Constantine.
Les instructions données au plénipotentiaire tunisien précisaient que le général prendrait l’engagement de communiquer ces clauses à son gouvernement et d’en remettre la ratification au Bey de Tunis.
Mais le processus engagé s’emballe puisque, le 5 décembre, Clauzel fait annoncer à la délégation qu’il envisage, après la conclusion de l’accord relatif à Constantine, d’en négocier un autre avec le Bey au sujet d’Oran, avec un objectif particulièrement ambitieux et optimiste puisqu’il est communiqué à Saheb-Ettabaâ «qu’avant deux ans l’Algérie entière sera aux mains du Roi de Tunis, en raison de l’amitié qui le lie au gouvernement français» (déclaration verbale du secrétaire français citée par l’historien Md.- Salah Mzali (Revue tunisienne, 1948, pp.33-71). Le 13, la délégation tunisienne apprend que le gouvernement français «approuve tout ce que le Général [Clauzel] a arrêté avec les Tunisiens et qu’en outre le ministère des Affaires étrangères a eu l’assurance de l’Angleterre qu’elle était favorable aux négociations franco-tunisiennes.» La précipitation de Clauzel rompait avec les usages diplomatiques dans des négociations de cette importance. D’ailleurs, Horace Sébastiani, un grand soldat, lui aussi, doublé d’un diplomate, ancien ambassadeur influent à Constantinople, devenu ministre des Affaires étrangères après que Clauzel eut fait officiellement part de son plan au Bey, était, selon Mzali, assez irrité par l’attitude du Commandant en chef à Alger.
Le plan de cession des deux provinces au bey de Tunis, s’il venait à aboutir, ne manquerait pas en effet de provoquer une crise diplomatique de grande ampleur avec le gouvernement impérial ottoman, déjà particulièrement affecté par la chute d’Alger. Mais Sébastiani savait que la confirmation du traité proposé par Clauzel à Husseïn Bey devait, de toute façon, recevoir l’aval du Roi. Il adopta, semble-t-il, la posture classique: laisser le responsable direct agir et décider en fonction de la tournure des événements.
Voyons la suite: le 16 décembre, Clauzel, «Intendant du Royaume d’Alger», signe un arrêté en vertu duquel «Sidi Mustapha Bey, Prince de Tunis, est nommé bey de Constantine». Le 17, Mustapha Saheb- Ettabaâ et le Général signent l’accord.
Toutefois, à Constantine les choses étaient bien plus compliquées qu’on ne l’imaginait à Alger et à Tunis. Le bey Hadj-Ahmed, rejetant les conseils du Bey de Tunis de cesser un combat perdu d’avance face à une armée cent fois supérieure et de lui faire allégeance, affirmait, au contraire, sa ferme résolution à bouter les Français hors de son beylik. Dans ces conditions, il n’était plus question, au Bardo, d’envoyer le prince Mustafa Bey rejoindre «sa» province.
En dépit des difficultés insurmontables déjà apparues au sujet de Constantine, le 5 janvier 1831, Husseïn Pacha Bey informe pourtant Clauzel qu’il accepte «la souveraineté» sur Oranpoursonneveu leprince Ahmed aux mêmes conditions que Constantine. Prudent, il précise quand même que le paiement du tribut «ne sera dû qu’après la soumission de toute la province et l’installation effective du gouvernement d’Oran dans son pouvoir». Guère rassuré quant aux bonnes dispositions des populations de cette lointaine province,le bey décide d’envoyer, dans une première étape, un haut dignitaire en qualité de lieutenant (khalifa) du prince-gouverneur d’Oran, accompagné de trois cents hommes. Une fois à Oran, il sera rejoint parmille soldats. Il ne sera procédé à la réalisation de la deuxième étape, c’est-à- dire l’installation du prince Ahmed avec un nouvel effectif de mille hommes, que lorsque le khalifa aura rendu compte au gouvernement du Bey de la pacification du pays.
Si dans le cas de la cession de Constantine, Le Bardo a pu se laisser tenter pour les raisons que nous avons évoquées plus haut, pour Oran et sa région, l’installation d’un prince tunisien était carrément illusoire. L’influence marocaine, les usages des tribus, leur puissance et leur absence de contacts avec la lointaine Tunis, tout cela rendait absolument audacieux de songer qu’un gouverneur beylical, même de la trempe d’un Ahmed Bey (le futur pacha bey réformateur), pût, si loin de ses bases et à proximité du Maroc, imposer son autorité dont,enoutre, tout le monde sa urait qu’elle serait sous suzeraineté française. Obtempérant aux ordres du Bey, Khérédine Agha,le lieu tenant du prince Ahmed, et ses hommes débarquent àOranle11février1831. Dèsson installation, le vice-gouverneur se heurte à des difficultés insurmontables. Il réalise que l’autorité de son prince ne peut absolument pas se faire de manière pacifique. Les populations manifestent leur hostilité au dignitaire tunisien, les tribus ayant même appelé à son assassinat, nous dit l’historien et, à l’époque, membre de la chancellerie beylicale, Ahmed Ben Dhiaf. Khérédine Agha informeTunis de la gravité de la situation et demande son rapatriement immédiat, la force militaire dont il dispose étant tout à fait insuffisante et les maigres recettes obtenues des taxes sur le commerce portuaire étant loin de suffire au paiement de la première tranche du tribut dû à la France, voire à subvenir aux besoins du contingent tunisien.
Au fait de la situation, Paris décide le rappel du général Clauzel et son remplacement par Pierre Berthezène, le 21 février. En mars, par précaution, le Bey envoie un émissaire directement auprès du gouvernement à Paris pour s’assurer de l’engagement effectif de la France. Le doute était permis, puisqu’ un mois plus tôt, le consul et chargé d’affaires, Mathieu de Lesseps, laissait déjà entendre au bey que le ministère des Affaires étrangères était réservé quant à l’issue des accords convenus avec le général Clauzel. Le 22 avril, le même consul informe officiellement le Bey du refus du roi Louis-Philippe de ratifier le traité. Le 2 juillet, le bey informe Alger qu’il renonce aux provinces de Constantine et d’Oran et demande le rapatriement de Khérédine Agha et de ses troupes; ce qui fut fait en septembre-octobre.
Ainsi s’acheva cet épisode passionnant de l’histoire diplomatique franco-tunisienne. Pour illusoire que fut ce projet, il n’en laisse pas moins l’impression que le gouvernement beylical avait une réelle compétence en matière diplomatique. Quant au général Clauzel, on ne peut s’empêcher d’éprouver de la sympathie à son égard, dans la mesure où, commandant en chef d’un puissant corps d’occupation, il a privilégié une solution tout compte fait pacifique à la présence française, à la différence d’autres chefs militaires français en Algérie dont le mot d’ordre fut de piller les silos, de brûler les récoltes, d’empêcher le pâturage.
A propos de la diplomatie tunisienne, toujours prudente, on peut trouver curieux que l’Etat beylical ait engagé des pourparlers avec le général Clauzel sur un sujet aussi important sans consulter la Sublime Porte. En vérité à Tunis, les milieux informés savaient que depuis la défaite de la flotte ottomane à Navarin en 1827, l’Empire n’avait plus la capacité de défendre ses provinces contre une agression européenne. Sans doute, se sentait-on livré à soi-même. S’était-il agi, en l’occurrence, d’une conviction que l’équilibre des forces dans la région bénéficiait désormais exclusivement aux puissances européennes et qu’il était inutile de solliciter le feu vert du Sultan pour établir des relations avec elles, ou bien était- ce un effet d’une influence massive de la France sur Le Bardo? Quelque temps auparavant, cette quasi-mise sous tutelle s’était exprimée lorsque, au moment de l’incident diplomatique consécutif à l’affaire dite du «chasse-mouche» avec lequel le dey d’Alger frappa un consul de France particulièrement insolent, le gouvernement ottoman envoya d’urgence en avril-mai 1830 Tahar Pacha, son amiral de la flotte à Tunis.
Ce haut personnage avait pour mission de débarquer et se rendre avec des troupes à Alger par voie de terre (les ports algériens étant sous la surveillance des navires français) pour limoger le dey et tenter ainsi de retirer à la France le prétexte diplomatique à une intervention militaire. Sous la pression du consul de France à Tunis et de la menace des bâtiments de guerre croisant au large de La Goulette, Husseïn Bey interdit à l’envoyé ottoman d’accomplir sa mission. Plus tard, au moment des négociations du gouvernement tunisien avec le général Clauzel, le bruit avait couru que la Turquie allait attaquer le beylik de Tunis pour le punir d’avoir «renié la solidarité islamique» en refusant de laisser le passage à Tahar Pacha et en acceptant d’envoyer un vice-gouverneur à Oran. En mai 1831, une délégation tunisienne fut envoyée à Istanbul pour tester le degré de mécontentement du gouvernement impérial. Tunis s’en sortit, grâce à l’habileté du chef de la mission, Ahmed Ben Dhiaf, avec quelques reproches sans conséquence.
Du point de vue politique et des moyens humains, militaires et financiers, l’acceptation du Bey d’engager son Etat dans une entreprise telle que celle de la cession des beyliks de Constantine et d’Oran avait quelque chose de présomptueux. Mais ce n’était pas une aberration. Le lecteur voudra bien se placer dans le contexte de l’époque et imaginer l’Algérie telle qu’elle était alors: un vaste territoire certes et au relief puissant, mais un territoire occupé par une population qui, selon l’historienne Lucette Valensi, était d’environ trois millions d’habitants. L’essentiel était constitué de tribus souvent en conflit les unes avec les autres. Pour tous ou presque, l’horizon c’était la tribu, le village ou la ville, élargi à la confrérie religieuse. De sorte que l’idée d’un sursaut fédérateur qui, faisant taire les divergences, aurait volé au secours de «la patrie en danger» était encore inimaginable. Le désarroi s’empara des chefs politiques et tribaux. Certains acceptèrent la présence française, d’autres la refusèrent. Les différentes régions qui composent le territoire
algérien agissaient sans concertation aucune entre elles.
Dans tous les cas, pour héroïque qu’elle fût, la première résistance algérienne (1832-1847) dut accepter bon gré mal gré un modus vivendi avec l’occupant français. On ne peut donc reprocher au gouvernement tunisien d’avoir répondu favorablement à la proposition du général Clauzel alors que, pour tous, la présence française était un fait accompli.
La politique du Bey en la matière doit être comprise moins comme l’expression d’une ambition d’étendre son autorité que comme une façon finalement habile d’affronter une situation inédite: une puissance étrangère redoutable comme voisin immédiat et dont la flotte tenait désormais les ports tunisiens à sa merci faisait une proposition qui, somme toute, n’avait rien d’humiliant et mettait le bey en position d’allié et d’ami. En revanche, une fin de non-recevoir pouvait mettre en péril l’Etat. Le Sultan du Maroc, Moulay Abderrahman, allait l’apprendre à ses dépens. Ayant dans un premier temps appuyé militairement la résistance d’Abdelkader, il fut contraint de se retirer, après la défaite de son armée près de l’Oued Isly en 1844. La France l’ayant menacé de lui déclarer la guerre, il dut déclarer Abdelkader hors-la-loi en Algérie et dans son royaume (traité de Tanger).
L’épisode des Accords Clauzel-Husseïn Pacha Bey, consécutif à la prise d’Alger, constitue ainsi une illustration pathétique de l’entrée de notre pays, du Maghreb et de l’Empire ottoman dans son ensemble, dans une nouvelle phase de leur histoire. Phase de longue durée et tragique où la défaite n’était plus le résultat d’un échange entre des forces relativement équivalentes mais l’expression de l’écrasante supériorité de l’Europe dans l’art de la guerre mais aussi de son prodigieux essor scientifique, technique et industriel. Nous étions désormais aux abois, réduits à tenter de colmater les brèches d’un édifice glorieux, mais dont la vétusté apparaissait au grand jour et qui, bientôt, n’allait plus nous protéger des atteintes à notre souveraineté.
Pour en savoir plus: outre L'Ithaf de Ben Dhiaf et Md.Salah Mzali, "La cession des beyliks de Constantine et Oran" Revue tunisienne, 1948, pp.33-71, voir Khélifa Chater: Dépendance et mutations précoloniales, la Régence de Tunis de 1815 à 1857, Tunis, 1984, pp.374-416.
Mohamed-El Aziz Ben Achour