Régime de croissance occidental et grands changements économiques en Tunisie : une lecture de la crise actuelle
Dans un contexte de mondialisation, plusieurs économies du monde vivent des instabilités économiques depuis la crise des subprimes. L’économie tunisienne se voit à la fois touchée par cette crise mais aussi par le ralentissement économique qui a suivi la révolution. Plusieurs difficultés économiques se font ressentir. Les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 essaient de trouver une solution aux problèmes du chômage, de la croissance économique et du financement de l’économie dans sa globalité, mais les indicateurs économiques ont du mal à se stabiliser. Cet essai vise à établir un lien entre les crises économiques des pays occidentaux et les crises qu’à connues l’économie tunisienne, tout en posant un diagnostic sur cette situation de crise.
Cette analyse apporte d’une part, un éclaircissement sur le contexte de la crise économique du début des années 80 et,d’autre part, sur le contexte du blocage actuel. Cette même analyse se base sur les grands changements (mutations) opérés dans les économies des pays développés et qui sont transmis aux pays en développement, à l’instar de l’économie tunisienne. Dans le cadre de cet essai, je me limiterai à un diagnostic sur l’origine de ces deux crises. Je reviendrai dans un autre article sur quelques pistes possibles de mesures et de recommandations.
Cette analyse est fondée sur les apports de la théorie de la régulation et notamment sur les travaux du Pr. Michel Aglietta, sur la notion du régime de croissance. Cette approche est centrée sur les trajectoires historiques des sociétés occidentales, berceaux du capitalisme. Ces trajectoires historiques sont appelées «régimes de croissance». Le lien avec l’économie tunisienne est contextuel du fait que nous vivons dans une économie mondialisée et que nous subissons les mêmes contraintes imposées par la mondialisation. La résolution des crises ne peut se faire sans la prise en compte du contexte de l’économie mondiale. Nous sommes particulièrement touchés d’une manière directe ou indirecte, par les crises que les économies occidentales ont subies.
J’aborderai en premier l’explication d’un régime de croissance. Je m’attarderai par la suite sur les causes de la crise du début des années 80. Enfin, je m’intéresserai au contexte de la crise actuelle en Occident et son lien avec l’économie tunisienne.
1. Qu’est-ce qu’un régime de croissance?
La vision économique standard repose sur la notion d’équilibre. Cet équilibre, supposé optimal, est un concept normatif que l’on peut définir pour toute la société. La théorie standard suppose que les marchés suffisent à faire converger les économies concrètes vers cet équilibre. Or, en observant l’histoire du capitalisme, on s’aperçoit que les trajectoires de développement/croissance des économies sont loin d’être linéaires. Une alternance de périodes fastes d’expansion, suivies de phases de stagnation et/ou de récession, est souvent enregistrée. Cette «cyclicité» irrégulière, engendre une situation de forte incertitude, de nature à favoriser l’apparition de crises. Face à cette réalité, l’économie doit être pensée d’une manière différente de la vision standard, qui suppose que les marchés suffisent pour que l’économie soit prospère. Dans cette conception que défend la théorie de la régulation, l’économie est complètement insérée dans les sciences sociales. Analyser l’économie revient à étudier une co-évolution des structures productives qui se transforment et les institutions sociales, qui permettent d’éviter les contradictions et les heurts etc. Il y a, en effet, des contradictions qui peuvent à tout moment faire basculer le processus positif d’expansion vers des phases extrêmement difficiles. Ces institutions sociales, qui permettent d’absorber les chocs et les contradictions, disposent donc de capacités régulatrices. L’ensemble de ces institutions, représentées par les partenaires sociaux, les négociations entre les partenaires sociaux, les croyances dans les marchés financiers etc., sont des institutions implicites du fonctionnement du capitalisme. Il doit y avoir une cohérence entre ces différentes institutions pour absorber les chocs, de sorte que la trajectoire continue, ce qui représente le mode de régulation d’une société à une certaine époque. Autrement dit, le mode de régulation est le type de développement économique positif qui peut se perpétuer, tant que le mode de croissance fonctionne et constitue un régime de croissance. Les crises sont les mutations dues au fait que les institutions ne sont plus capables d’absorber les contradictions. Ces contradictions s’accumulent et subitement elles éclatent, parce qu’elles deviennent insoutenables. Les crises mettent un terme à un régime de croissance et la constitution d’un nouveau régime nécessite la mise en place d’un nouveau mode de régulation.
2. Régime de croissance fordiste et la crise de la fin des années 70
Dans les sociétés occidentales, la crise de la fin des années 70 est une crise de régime de croissance antérieure appelé «fordisme» en référence à Henri Ford. Ce régime de croissance était largement capable de répartir les fruits de la croissance dans la population. Ce régime de croissance était partenarial et une des ses institutions essentielles était la négociation collective. Ce régime établissait une répartition des rôles dans les tensions entre les travailleurs/salariés et le capital. Les contrats de salaire étaient indexés sur le progrès de la productivité, de sorte que la valeur produite par le travail de tous les partenaires dans les entreprises était répartie correctement. Cette répartition permettait une large croissance des revenus dans la société grâce à l’indexation des salaires sur la productivité. Toutefois, à un moment donné, on a constaté une accumulation de contradictions. Les productivités ralentissaient. En conséquence, les négociations se sont retrouvées bloquées. Au début des années 1970, ce processus de tension a engendré une rareté des matières premières, provoquant une hausse des prix et par conséquent un processus inflationniste.Les contradictions accumulées ainsi, provoquèrent un conflit progressif entre les partenaires, qui prit la forme d’un processus inflationniste.
Cette unification de contradiction a provoqué une crise qui a duré une grande partie de la fin des années 1970. La banque centrale américaine a réussi à stopper l’inflation en doublant les taux d’intérêt. Ce choc de la fin des années 1970 s’est transmis au monde entier. Beaucoup d’entreprises ont fait faillite. Il a également mis en difficulté les pays en voie de développement, qui se sont beaucoup endettés pour acheter des matières premières devenues onéreuses, comme notamment la Tunisie. Dès lors, une mutation s’est opérée et a mis en place un nouveau régime de croissance, avec pour objectif la réduction de l’inflation. Il a donc provoqué la hausse des taux d’intérêt réels, c’est-à-dire les taux d’intérêt défalqués de l’inflation. Les taux d’intérêt restaient très élevés dans les années 1980. Le coût élevé du capital devenait préoccupant pour les entreprises. A la finde la crise des années 1970,se profile un nouveau régime de croissance dès les années 1980: le capitalisme financiarisé. Ce nouveau régime se manifeste par un rôle déterminant de la finance dans le mode de régulation.
Le régime de croissance fordiste était caractéristique de l’économie tunisienne depuis l’indépendance et jusqu’à la fin des années 70. Pendant cette période, l’économie tunisienne a connu deux logiques de développement. Une première logique de planification, opérée dans les années 60. Une seconde logique, mise au pointau début des années 70, était fondée sur la promotion des exportations. Ces deux logiques étaient différentes mais elles permettaient une distribution large de la valeur ajoutée dans l’économie, du fait qu’elles étaient centrées sur le coût du travail. Cependant, à partir de la fin des années 70 jusqu’à la fin des années 80, l’économie tunisienne a connu une crise majeure. Elle faisait partie des pays en voie de développement touchés par la crise de l’inflation des économies occidentales et la hausse des taux d’intérêts. De plus, la crise politique des débuts des années 80 a compliqué davantage la situation. Dans les années 1980, notre économie a suivi un plan d’ajustement structurel qui était orienté sur l’avènement de l’économie libérale. Cette réorientation a amené les acteurs économiques à se focaliser progressivement sur le coût du capital.
3. Du nouveau régime de croissance des années 80 à la crise actuelle
La crise des années 1970 a permis une nouvelle transition économique des économies occidentales. Cette transition, c’est le passage d’un régime de croissance centré sur le coût du travail pour les entreprises, à une situation où c’est le coût du capital qui devient prépondérant ; l’endettement devient alors une variable cruciale pour les entreprises. Dès lors, la finance rentre dans l’entreprise. Le capitalisme financiarisé n’est pas tout simplement le fait que le système financier enfle, mais que la finance rentre en profondeur dans l’entreprise et devient le critère déterminent. Le processus central du mode de régulation passe alors du partage salaire/profit, qui était réglé par la négociation collective, à ce que l’on appelle la valeur actionnariale. La question essentielle devient alors: comment sont rémunérés les fonds propres par rapport au coût de l’endettement, c'est-à-dire par rapport aux taux d’intérêt. Dans la mesure où le taux d’intérêt devient une charge importante dans le cadre de la dé-inflation des années 1980, les entreprises auront intérêt à avoir des fonds propres, donc à faire en sorte que les actionnaires deviennent une partie prenante. En tenant compte de la transformation démographique qui s’est opérée à cette époque, les actionnaires sont devenus des investisseurs institutionnels : le développement de l’assurance-vie et des fonds de pension dans de nombreux pays, etc. Ces actionnaires collectifs pèsent lourdement dans les décisions de l’entreprise, ce poids constitue un grand changementà cette époque. La maximisation de la valeur actionnariale devient le mot d’ordre de toutes les entreprises, soit maximiser le rendement total pour l’actionnaire.
Autrement dit, c’est la distribution des dividendes et aussi l’appréciation du cours boursier, puisque les actions sont liquides. En conséquence, il s’agit de maximiser le rendement financier et non plus le rendement économique. Ce n’est plus la productivité du capital global de l’entreprise qui va compter. L’objectif est de maximiser le rendement financier représenté par le rapport du profit aux fonds propres et non plus le rapport du profit au capital total c'est-à-dire la somme de ses actifs. On peut en effet augmenter de deux manières le rendement financier. On peut mettre une pression maximale sur les salaires, ce qui se traduit par le début des inégalités des revenus. Cette forte pression sur les salaires pour une grande partie des salariés, fait augmenter le taux de marge. On peut aussi réduire la part des fonds propres dans le total des actifs dans l’entreprise,de manière à ce que le ratio profit sur fonds propres augmente. On observe d’ailleurs que dès les années 90, les entreprises rachetaient leurs actions pour les annuler. Si on dispose d’une base d’action faible, le taux de profit augmente. Pour pouvoir augmenter sans arrêt la valeur actionnariale, les entreprises ont tout à fait intérêt à s’endetter et à réduire leur marge de fonds propres et donc à devenir plus fragiles. Quant aux ménages, pour maintenir un mode de consommation alors que leur revenu n’augmente pas ou pas assez, ils doivent s’endetter. Les ménages s’endettent ainsi massivement, ce qui est la conséquence fonctionnelle de ce capitalisme financiarisé. Pour des raisons de fond, de la nature du mode de la régulation, on constate une augmentation généralisée de l’endettement privé sur 30 ans dans plusieurs pays de 1990 jusqu’à la crise de 2008. Plusieurs économies court-circuitaient pour que ce régime de croissance continue avec un taux d’endettement non seulement élevé mais nécessairement croissant. A un moment donné on arrive à une situation de fragilité financière, et par excès d’endettement, on arrive à une situation de crise. Cette crise, qui était une crise d’inflation dans les années 1970, devient une crise de dette dans le régime du capitalisme financiarisé. Chaque crise a son mode de régulation. Les crises ne sont pas les mêmes dans le temps et dans l’histoire, parce que les modes de régulation différent.
En Tunisie, notre système financier n’est pas aussi développé que celui des économies occidentales. Toutefois, une variante de cet état d’esprit du capitalisme financiarisé a été transmise à notre économie à travers plusieurs canaux indirects. La libéralisation de l’économie opérée dans les années 1990, la promotion de l’économie de la consommation, la transformation du secteur bancaire etc., ont incité les acteurs économiques à se tourner vers le coût du capital. Cette réorientation a fait considérablement augmenter l’endettement privé. En effet, le rapport dette privée/PIB de notre économie, suit la même tendance que les pays occidentaux. Cette tendance est croissante depuis les années 90. Elle concerne tant les entreprises que les ménages. Notre crise actuelle est une crise de dette. En période de crise, les entreprises et les ménages ont tendance à vouloir rembourser leur dette pour renforcer leur solidité financière, ce qui accable la reprise économique. Cette accumulation de dette crée un déficit de confiance, qui engendre une contraction de la demande privée en biens d’investissement et en biens de consommation. Les solutions que l’on doit apporter au blocage économique doivent prendre en considération ce contexte «structurel» dans lequel baigne notre système économique. Les mesures conjoncturelles seraient inefficaces pour résoudre les problèmes actuels.
Mehdi Moalla
Enseignant-chercheur en économie IUT2 Grenoble GEA-Vienne
Chercheur associé au laboratoire d'économie appliquée de Grenoble UMR- GAEL