Opinions - 05.09.2016

Youssef Chahed: discours politique ou programme economique et social?

Youssef Chahed: discours politique ou programme economique et social?

Le nouveau chef du gouvernement, Monsieur Youssef CHAHED, dans son discours d’investiture prononcé la semaine dernière devant l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), a dressé un diagnostic de la situation économique et sociale du pays et présenté les orientations du programme de la nouvelle équipe gouvernementale. Certains passages de l’exposé de Monsieur CHAHED nous ont interpellés et ont suscité les commentaires qui suivent. Ces commentaires sont organisés dans l’ordre suivi par le discours de Mr Chahed.
Il va sans dire que le texte qui suit ne constitue pas un contre programme, mais vise plutôt à examiner la pertinence du diagnostic et des propositionsde Mr le Chef du Gouvernement et ce en vue de susciter un débat constructif sur les politiques socioéconomiques à mener par le nouveau Gouvernement. Ce texte se focalise sur les questions socioéconomiques soulevées par le discours et n’aborde en aucune manière, les questions d’ordre sécuritaire, de défense ou politiques.

Points positifs: Franchise, Communication et Volonté

Il est important de souligner que dans l’ensemble, Mr Chahed a laissé une impression relativement positive en raison de la bonne volonté qu’il a pu dégager tout au long de ces quelques semaines jusqu’à son investiture. La franchise avec laquelle il s’est adressé à la population (à travers l’ARP), en présentant sans trop d’hésitations l’ensemble des défis, et leurs conséquences imminentes, auxquels le pays est confronté attestent de cette bonne volonté de vouloir s’atteler à la tâche et affronter les difficultés que l’on sait nombreuses et complexes. Il paraît important de noter ce point même s’il n’est pas permis de douter de la bonne volonté des chefs de Gouvernementprécédents. Les circonstances et la complexité des problèmes actuels sont autrement plus exigeantes.

L’autre point positif à souligner dans ce discours, est la bonne communication du M. Chahed. En effet, il a utilisé un langage plus accessible à la majorité des Tunisiens et de ce fait il s’est adressé directement à eux et non seulement à leurs représentants. Ce qui est une première. Le ton était relativement bien équilibré et les mots pour expliquer des concepts relativement complexes ont été bien choisis. Enfin, la durée du discours était raisonnable, ni trop long ni trop court. Juste ce qu’il fallait. Malgré quelques insuffisances de structure du discours, force est de reconnaitre qu’il s’agit-là d’une amélioration nette de la communication politique par rapport au gouvernement précédent età celui de la Troïka.

Faiblesses du Discours: Constats trop généraux, propositions imprécises et parfois superficielles.

Si la forme du discours était relativement bonne, une analyse attentive de sa substance révèledes  insuffisances importantes. A titre indicatif, les points qui suivent illustrent les faiblesses relevées. Rappelons encore une fois, que notre objectif est de contribuer ici à un débat public constructif afin d’aider le nouveau Gouvernement à prendre les bonnes décisions en cette période critique de la situation économique et sociale de la Tunisie.  

Au cours des cinq dernières années, la productivité du Tunisien a régressé. Pour être précis, M. Chahed voulait probablement dire que la productivité du travaildu Tunisien a baissé au cours des cinq dernières années. Mais la productivité globale des facteurs (efficacité de la combinaison du travail et du capital) a aussi bien régressé. De plus, cette baisse de la productivité du travail ainsi que la productivité globale des facteurs a commencé bien avant janvier 2011 (voir à ce sujet certains travaux de l’INS et de la Banque Mondiale). Depuis 2011, c’est plutôt la quantité de travail du Tunisien qui a régressé même si le nombre d’employés a augmenté.Monsieur Y. Chahed semble ignorer toutes les insuffisances et faiblesses structurelles d’avant 2011 qui, pourtant, expliquent en grande partie la situation difficile léguée. Occulter les problèmes structurels de l’économie nationale dans le diagnostic empêche la bonne vision pour le futur.

Investissements privés dans les régions de l’intérieur: contrairement à ce qui a été affirmé, les hommes d’affaires ont très peu investi dans l’intérieur du pays non seulement au cours des cinq dernières années mais aussi et surtout pendant des dizaines d’annéesavant janvier 2011. Nos analyses ont montré qu’il y a de multiples problèmes expliquant le sous investissent privé à l’intérieur. L’appel au patriotisme pour relancer l’investissement privé dans les régions n’aura d’effet que si les problèmes structurels de l’économie tunisienne et ceux spécifiques des régions de l’intérieur sont pris en compte. Il est inutilede faire appel à la bonne volonté des hommes d’affaires alors que l’Etat lui-même, y compris ses structures régionales, n’ont pas fait les réformes institutionnelles et lesinvestissements en infrastructures et équipements publics nécessaires pour améliorer la rentabilité des opportunités d’investissements privés, seule critère de décision de tout investisseur.

Environnement extérieur difficile: La stagnation des économies de nos partenaires est souvent avancée comme une des raisons de nos difficultés économiques. Ce discours est galvaudé, et il est largement reconnu que le marché n’a pas été une contrainte pour notre économie ces dernières années. Les exportations tunisiennes vers les pays de l’Union Européenne, notre principale partenaire, représentent moins de 0.6% des importations de ces pays. Dans ce même environnement régional, les exportations du Maroc et celles des pays de l’Asie vers l’Europe ont augmenté. Le problème c’est donc nous et notre capacité à faire fonctionner notre outil de production et améliorer notre compétitivité. En voici quelques explications. Les investissements extérieurs ont plongé en Tunisie en raison de la détérioration de notre environnement politique, social et sécuritaire. Le climat social, l’absence de soutien politique, la corruption, la bureaucratie rampante et la dégradation continue de nos services de logistique sont à l’origine du départ de nombreuses entreprises étrangères : quelques centaines et des plus importantes ont déjà quitté le pays. Le site Tunisie n’est plus attractif. L’exemple des performances du port de Radés suffit lui-même pour expliquer la sévérité de nos problèmes structurels: la cadence actuelle de manutention mécanique de ce port est aux environs de 5 à 6 conteneurs par heure contre une valeur moyenne de 25 dans le bassin méditerranéen! Pourtant, on a été capable de rétablir la situation en 2014 et atteindre une cadence de 18 à 22 conteneurs par heure vers la fin 2014. Dès Avril 2015 et jusqu’à ce jour les performances du port n’ont cessé de se dégrader et la rade maritime de Radés de se congestionner, occasionnant un surcoût insupportable aux opérateurs économiques du pays. On ne soulèvera pas assezles problèmes de la forteresse « Douanes », ses procédures cauchemardesques et son palmarès de première institution publique la plus corrompue (voire les enquêtes les plus récentes). Comment voulons-nous attirer les investissements extérieurs et accroitre nos exportations dans des conditions de dysfonctionnement institutionnel ? L’environnement extérieur était et restera difficile mais ce n’est certes pas la contrainte majeure. Il faut faire le bon diagnostic pour faire de bonnes politiques économiques.

Emploi et Croissance: Il a été annoncé qu’un point de croissance procurait 15 à 20 mille emplois par an. A supposer que cela est vrai, de quel type d’emploi parle-t-on (qualifié, non qualifié, etc.) ? le niveau d’emploi généré ne dépend-t-il pas de la source de croissance ? Cette rhétorique est souvent répétée sans aucune justification. Des experts ont déjà attiré l’attention sur la non véracité systématique de cette assertion. La relation entre l’emploi et la croissance est relativement complexe et comporte un élément d’élasticité fonction du type d’investissements (public ou privé) des secteurs (industrie capitalistique ou non,type de services, etc.) et de la nature des activités. A tire d’exemple, les 112 000emplois créés par la Troïka en 2012 auraient résulté d’une croissance de 7%. Tel n’était pas le cas, car l’essentiel de l’emploi crée dans le secteur public était le fait de décisions politiques.

Dépréciation du dinar: M. Chahed a raison de rappeler la forte dépréciation de 25% du Dinar enregistrée au cours des cinq dernières années. L’absence d’explication de ce glissement s’est accompagnée d’une omission importante. On aurait aimé voir Mr Chahed dire que plus de la moitié (12,8%) de ce glissement s’est produite durant les seuls 18 mois du gouvernement de Mr H.Essid dont il était lui-même membre. C’est important de relever l’accélération de la vitesse de dépréciation au cours des deux dernières années et le risque que cela poserait si cette accélération venait à continuer. 

Responsabilité: diluer ou assumer ? M. le Chef du Gouvernement affirme que« Tout le monde est responsable »de la situation du pays. Cette position tendà diluer les responsabilités et à disculper les vrais responsables de cette situation. Passé les premiers mois de la secousse révolutionnaire, il n’était plus permis aux politiques qui ont géré les affaires d’invoquer la cause de la responsabilité généralisée. C’est encore plus incompréhensible depuis que les responsables élus sont aux affaires. Ce point est fondamental, sinon la porte est ouverte aux politiques et gouvernants qui sont toujours enclins à dégager leurresponsabilitétant que leurs administrés ne sont pas disciplinés (doivent-ils attendre que les Tunisiens deviennent descitoyens modèles comme le seraient les Japonais ou les Suisses !!!) alors qu’eux-mêmes sontde plus en plus indisciplinés et peu soucieux de l’intérêt général.

Tenir ses engagements: M. Chahed s’est engagé à faire la lumière sur les assassinats politiques sans dire ni pourquoi les multiples engagements précédents n’ont pas abouti, ni comment va-t-ils’y prendre pour que le sien soit tenu. On est en droit de se poser la question. En effet, Mr le Président de la République a déjà jeté l’éponge sur cette question et pourtant c’était une promesse électorale explicitequ’il a faite et répétée lors de sa campagne présidentielle. On aurait aimé savoir un peu plus sur ce que Mr Chahed pense faire pour élucider cette question très importante. Il en va de sa crédibilité et celle de son gouvernement. 

Lutte contre la corruption: cette mesure proposée par M. Chahed est à saluer et à encourager. Il propose, entre autres, de promulguer rapidement de nouveaux textes juridiques pour aider à traiter ce fléau. Cependant, il y a un point fondamental qui n’est pas cité par le nouveau Chef du Gouvernement. Il s’agit tout simplement de l’application de la loi par l’Etat, c’est à dire, les institutions de l’exécutif. La législation actuelle, même s’il est bon de l’enrichir, est largement suffisante pour traiter les problèmes de corruption en Tunisie. Il faut simplement du courage, de la volonté, et du bon suivi des dossiers (lesquels ont tendance à être rapidement enterrés par une bureaucratie passive et quelquefois compromise). Malheureusement,Monsieur Chahed, en tant que premier responsable de l’exécutif,omet de le mentionner. Après cela, on peut effectivement améliorer plusieurs choses. Par contre, le nouveau Chef du Gouvernement va dans le détail de la création de dix instances régionales alors que les responsabilités du Gouvernement et autres structures impliquées dans la lutte contre la corruption (à l’instar de l’Instance Nationale de Lutte contre la Corruption) ne sont pas encore clarifiées. Une bonne utilisation des rares ressources publiques, surtout en ce moment de crise aiguë des finances publiques, impose de ne plus créer de nouvelles structures publiques avant de restructurer et d’améliorer le fonctionnement de celles qui existent déjà. L’urgence est à la prévention et au traitement des dossiers de corruption déjà existants. Dans ce cas, l’urgence est à la réforme et au renforcement du système de justice qui souffre depuis des années de manque de moyens humains et matériels surtout dans ce domaine, et à la dotation de l’instance de lutte contre la corruption de cadres qualifiés capables de mener correctement les investigations nécessaires, et de bien préparer et documenter les dossiers de corruption. Les centaines de dossiers existants sont tellement mal préparés qu’ils ne permettent pas à la justice (elle-même très pauvre en compétences dans ce domaine) de les traiter avec la célérité souhaitée. Ça serait là l’urgence extrême avant tout déploiement régional et empilement de textes juridiques.

La problématique du Bassin des phosphates: continuons le dialogue et on verra bien. La parabole des trains employée est plutôt galvaudée. Ce passage du discours mérite que Mr Chahed le réexamine de très prés. En effet, si les deux trains sont effectivement liés, l’Etat reconnaît par-là que le sort de la Région, ou du bassin minier, est entre les mains de la Compagnie des Phosphates de Gafsa(CPG) et surtout que la responsabilité incombant à la CPG est pleine en matière de développement de la Région. Autrement dit, il n’y aurait pas d’Etat et que désormais chaque région doit compter sur ses propres ressources. Comment ne pas le comprendre ainsi!c’est comme s’il disait que la Région est le don du phosphate (pour reprendre la parabole du Nil-Egypte) et s’il n’y a pas de phosphate (ou s’il ne dégage plus d’excédents comme cela a été le cas à différentes périodes de la vie de la CPG), il n’y aurait plus de vie. Ce faisant, il est à craindre que de tels discours fragilisent le sentiment de solidarité nationale, créent des attentes et des espoirs dans les régions dotées de ressources naturelles et accroissent les inquiétudes des régions dénuées de ressources. Est-ce que Wendel Sidelor, en France, a été investi de la reconversion du bassin lorrain lors de la crise de la « minette lorraine », en délestant l’Etat (Gouvernement central, Collectivités Locales) de cette compétence souveraine ? Bien sûr que non. M. Chahed aurait dû au contraire affirmer haut et fort que l’Etat est pleinement responsable en la matière et qu’il ne peut pas sous-traiter ses prérogatives à des entreprises locales fussent-elles publiques.Enfin, sur cette question des phosphates, tout analyste avisé remarquera que l’instrument proposé - le dialogue avec les acteurs locaux - a été tenté depuis au moins quatre ans sans aucun résultat probant mais en encourant des dépenses et un manque à gagner extrêmement élevés. On aurait souhaité entendre dire que le dialogue sera l’instrument privilégié de l’Etat pour débloquer la situation du bassin minier et que si,à une échéance raisonnable ne dépassant pas quelques mois, ce processus de dialogue n’aboutit pas, l’Etat prendra ses responsabilités et appliquera la loi et rien que la loi pour protéger les ressources nationales et faire valoir la primauté de l’intérêt Général de la Nation.  Il faut du courage et le sens de l’Etat pour rétablir son autorité.

Déficit budgétaire et instabilité des finances publiques: que faire ?  M. Chahed a bien eu raison d’avoir insisté sur l’impasse financière et budgétaire dans laquelle se retrouve ou risque de se retrouver notre pays. Il a cité quelques chiffres pour montrer que la situation se dégradera davantage en 2016 en raison de la légèreté des prévisions du budget 2016 (dépassement des dépenses d’environ 2900 millions de DT). Il a ajouté que la situation en 2017 serait hypothéquée par une augmentation de 1,600 milliards de DT de la masse salariale (accords antérieurs avec les syndicats). Cette augmentation de la masse salariale pourrait s’avérer sous-estimée au regard du coût récurrent additionnel qu’occasionnerait la toute dernière mesure du Gouvernement Essid consistant à accepter de revaloriser les salaires de milliers de fonctionnaires par la prise en compte des diplômes indépendamment de l’emploi occupé. Pour donner une image complète, M. Chahed aurait pu ajouter qu’en 2017, le service de la dette (principal et intérêts) augmentera d’une façon très sensible suite à la maturité de certains prêts surtout extérieurs.

Pour traiter ce problème épineux des finances publiques, le nouveau chef du gouvernement nous avertit que si rien n’est fait en 2016, il serait obligé de mettre en place un programme d’austérité. Il a énuméré le contenu possible d’un tel programme s’il advenait à le considérer. Entre temps, il propose d’attendre la loi des finances complémentaire 2016 et la loi de finances de 2017 pour voir les mesures qu’il prendrait en vue d’amorcer le rétablissement de l’équilibre des finances publiques et d’éviter le recours à des mesures d’austérité. Aussi, a-t-il insisté sur la réforme de la fiscalité pour élargir son assiette, la rendre plus équitable et renforcer la capacité de l’administration fiscale en vue d’en accroitre le rendement et d’endiguer l’évasion fiscale.  Force est de constater qu’il s’agit là de mesures encore trop générales dont les résultats ne pourraient se matérialiser qu’à moyen terme (dans 2 à trois ans) au vu du temps nécessaire à leur préparation et à leur mise en œuvre. M. Chahed aurait pu proposer au moins quelques mesures concrètes pouvant être mises en œuvre rapidement (dans l’année) pour envoyer un message fort et montrer sa détermination. Remarquons ici que l’accord de Carthage n’est d’aucune aide puisqu’il n’énonce que des mesures d’ordre général. A propos de mesures concrètes, il est à noter que la contribution des impôts directs sur les personnes non salariéesreste dramatiquement basse (0,8% du PIB) par rapport à 4% (environ) représentant la part venant dessalariés. Toute chose étant égale par ailleurs, dans les pays de l’OCDE, les contributions des salariés et des non-salariés sont pratiquement égales et leur total avoisinerait les 9% du PIB soit le double de celui de la Tunisie !Comment relever progressivement ces taux et surtout assurer le recouvrement de l’IRPP(1)  des non-salariés ? Cela fait partie des grandes réformes à mettre sur la table quand on demandera le soutien des partenaires sociaux à des mesures douloureuses et responsables (maitrise de la masse salariale publique, réforme des caisses sociales, etc.). Cette question revêt une importance particulière comme cela est souvent évoqué dans le débat public: (i) les pauvres salariés payent parce qu'ils sont « coincés » par la retenue à la source ; (ii) les riches non-salariés ne payent pas ou très peu malgré les semblants de tentative de les faire payer depuis des décennies. Cette question et bien d’autres (réformes des subventions et des sociétés publiques) sont capitales pour aider à ouvrir un vrai débat autour des réformes et sacrifices. Il est vrai aussi qu'en plus de la portée psychologique et politique, le potentiel de revenu additionnel de la réforme de l’IRPP est loin d'être négligeable pour abonder les caisses de l’Etat.

Relance Economique: la nécessité d’un bon climat d’investissement et la chimère des grands projets. M. Chahed a bien raison de rappeler que sans relance économique, il sera difficile de sortir le pays de cette crise aiguë et de créer les emplois attendus par des centaines de milliers de citoyens surtout les jeunes. Pour cela, il annonce que le nouveau cadre politique, matérialisé à travers l’accord de Carthage et le nouveau gouvernement d’unité nationale, constituel’environnement politique et créera le climat de confiance dont on a besoin pour redémarrer l’économie nationale. Fort de ce nouveau cadre politique, qu’il prend pour acquis, il propose d’engager un programmede relance économique qui nous évitera de recourir à une politique d’austérité aux conséquences dramatiques pour le pays. Le programme de relance de Mr Chahed comprend, essentiellement, le recours à des investissements nationaux et étrangers afin d‘accroitre la production et la productivité et par-delà la création d’emplois. Pour ce faire, les mesures qu’il propose sont de deux ordres : (i) créer un environnement favorable à l’investissement et à l’amélioration de la productivité en prenant des mesures nécessaires (code des investissements, lutte contre la corruption, application de la loi et élimination des grèves sauvages, etc.); et (ii) mettre en œuvre un certain nombre de grands projets (dits d’importance nationale) en utilisant divers mécanismes de financement (PPP, budget de l’Etat, etc.) et en promulguant une loi offrant des dispositions exceptionnelles pour accélérer leur exécution. Une lecture attentive de ce plan apparemment raisonnable soulève un certain nombre de questions. D’abord, il n’est pas du tout acquis, que le nouveau cadre politique va fonctionner comme on le souhaite tous et que tous les acteurs politiques et sociaux sont déjà convaincus que ce cadreconférera à la Tunisie la stabilité politique et sociale tant recherchée. En effet, le document de Carthage est une suite de priorités très générales sur « quoi faire ou quel objectif ? » mais ne dit rien sur le « comment faire ou sur les mécanismes de facilitation des débats pour faire aboutir ces priorités ». Et pourtant,ce document comporte de nombreuses priorités qui auront des effets distributifsimportantset qui seront forcément contrées par les partis qui verront leurs avantages ou leurs privilèges mis en question. Leur traduction en mesures pratiques et efficaces (c’est à dire « le détail des mesures et du comment faire ») et leur acceptation par les partenaires de l’accord, ne seront pas faciles du tout.  Il faudra de nombreux travaux d’analyse et des débats extrêmement longs. La composition du gouvernement, aussi représentative que l’on veuille croire, ne préjuge en rien du comportement réel des acteurs politiques. Dans un système politique concurrentiel, les acteurs politiques sont surtout animés par leurs propres intérêts et éventuellement ceux de leurs mandants. Les expériences des quatre dernières années, et plus spécifiquement, celle vécue depuis 2015 ne permettent pas de croire aussi facilement en la solidité du nouveau cadre politique avant de le voir effectivement à l’œuvredans la réalité tunisienne.  L’éclatement du paysage politique tunisien, et les divisions internes du principal parti au pouvoir (Nida) sont encore là et rien ne prouve, du moins pour le moment, qu’elles vont s’estomper.

Quant aux réformes structurelles annoncées par Mr Chahed, ellessont en effet prioritaires et nous espérons qu’elles seront rapidement complétées par d’autres aussi importantes si non urgentes (telles que : réforme de l’administration, la douane, les procédures bureaucratiques, la logistique et les facilitations, le secteur financier, les entreprises publiquesplus budgétivores que pourvoyeuses de services, etc.). Il faut toutefois noter que les mesures annoncées constituent pour l’essentiel des conditions nécessaires et non suffisantes pour relancer l’investissement. De ce fait, leurimpact n’est pas garanti et s’il advenait à se matérialiser il ne le sera pas avant fin 2018.

Concernant la relance par une politique de promotion degrands projets, on est bien d’accord sur sa nécessité mais pas du tout sur la facilité de sa mesure et encore moins sur l’instantanéité de ses effets, comme il est indiqué dans le discours.  En lisant avec un peu d’attention, on croit comprendre qu’il s’agit des investissements publics (essentiellement les infrastructures, i.e. projets non économiques/productifs). Mr Chahed précise encore en disant que ces projets ont trait aux concessions, PPP et marchés publics. On peut comprendre qu’il s’agirait des grands projets de type port en eau profonde, autoroutes et lignes de chemin de fer régionales, etc. mais aussi des projets mixtes du type lac Sud – SamaaDubai- (et d’autres -l’opinion publique ayant été toujours dans l’ignorance de tels projets aussi bien avant qu’après 2011) car dans le paragraphe suivant il parle de l’impact et de l’effet d’entrainement de ces projets (plus haute valeur ajoutée). D’abord, les grands projets d’infrastructure publique, quand ils sont économiquement justifiés (critère important pour le choix des investissements, rarement respecté en Tunisie depuis la Révolution), exigent du temps de préparation (études de faisabilité, techniques, libération foncière, appel d’offres, etc.) et de mise en œuvre relativement longs (4 à 6 ans)même en présence de mesures d’exception. Les projets en PPP sont encore plus exigeants en préparation et temps de mise œuvre (6 à 7 ans dont au moins un à deux ans de négociations). Pour les projets à caractère mixte, du type lac sud et autres à dominante immobilière, la portée et les limites de ces projets sontconnues de tous, leur temps de maturation est encore bien plus long et leur impact ne se fera sentir qu’à très long terme (voir berges du lac nord).  De ce fait, on ne peut dire que le développementimmédiatet fort de la Tunisie va reposer sur les grands projets. Une telle politique est à encourager, faut-il encore la bien définir, préparer les projets et sélectionner ceux qui sont socio-économiquement rentables pour faire partie des programmes de développement à moyen et long terme du pays et bénéficier de l’intérêt des bailleurs de fonds.

Propreté: Enfin, une question sur laquelle Mr Chaheds’est attardé. Il s’agit de la propreté des villes et plus généralement du pays. Il a parfaitement raison de mettre cette question parmi ses toutes premières priorités. Il semble avoir bien étudié cette question lors de son passage au Ministère des collectivités locales. Mr Chahed pense que le problème a été mal diagnostiqué par ses prédécesseurs. Il attribue la persistance de ce problème à un manque de capacité des stations de transferts et des décharges publiques. Le diagnostic de Mr Chahed est aussi insuffisant que ceux de ses prédécesseurs.Les dysfonctionnements essentielsdu système de propreté en Tunisie commencent dès le maillon de la Collecte : paradoxe de la démobilisation locale proportionnelle à l’augmentation du personnel, absence d’autorité publique légitime, problèmes communs de non application de la loi et du contrôle, insuffisance de moyens (pas plus qu’avant la Révolution puisque les ressources de transfert ont grimpé), annulation de nombreux contrats de services confiés au secteur privé, etc.

Commençons par l’inefficacité notoire de la collecte des ordures ménagères (OM)dans les villes. En effet,la perte d’efficience de la collecte en régie a été l’aspect le plus notable depuis 2011, à l’image de la détérioration de l’ensemble des services municipaux.Enoutre, lacessation du recours aux sociétés privées en2011 et la reprise par les municipalités de la collecte des ordures a porté un coup fatal à la propreté urbaine (rues, espaces verts, déchets solides, etc.).Les conseils municipaux ont été remplacés par des délégations spéciales dont la plupart des membres n’ont aucune expérience de la gestion des services urbains et ne relèvent d’aucun contrôle. Le personnel des sociétés contractantes et du personnel contractuel des municipalités, un peu plus de 10000, a été fonctionnarisé par intégration directe aux effectifs des municipalités. On peut ainsi imaginer facilement ce qu’il est advenu de la productivité, de l’assiduité et de la qualité du travail des services rendus par la régie au lieu et en place des entreprises privées. En conséquences, plus de 85% du budget des municipalités est désormais alloué aux salaires et très peu des ressources sont consacrées aux services et aux équipements. Environ 55% des équipements y compris les camions et tracteurs de collecte des ordures ménagères des municipalités sont à l’arrêt par manque d’entretien et de pièces détachées. Comments’attendre à un bon niveau de propreté de nos villes dans ces conditions ?Mr Chahed conviendrait avec nous que l’accumulation même d’uniquement10% des déchets non enlevés comme il l’a indiqué, finissent avec le temps par produire la saleté observée et ce d’autant plus que ce pourcentage peut augmenter dramatiquement dans certaines villes ou certains quartiers. La propreté ne peut être partielle!

Il y a ensuite la question des décharges et des centres de transfert. Depuis la Révolution, la question de l’acceptation des décharges et des centres de transferts par les riverains est sortie au grand jour, à la fois parce que c’était une question « étouffée» dans un régime très autoritaire et, à l’opposé, du fait de la surenchère et de l’instrumentalisation de ce problème après la Révolution. La fermeture au moins pour une période de plusieurs décharges dont celle de Djerba en témoigne. Pour ces mêmes raisons, plusieurs nouvelles décharges en construction ou programmées ont été arrêtées ou retardées. Cette situation perdure car l’Etat a perdu de son autorité et n’assume plus ses prérogatives de défense de l’intérêt général et de protection des équipements publics. Le manque de capacité des centres de transfert ou des décharges n’est donc pas du uniquement au manque d’investissements dans ces installations. Loin il s’en faut.  L’application de la loi et la restauration de l’autorité de l’Etat et de la bonne gestion municipale devront être de rigueur avant de construire d’autres installations publiquesquineseraient pas mieux exploitéesque celles qui existent si les problèmes de fonds ne sont pas réglés.

Enfin, il y a le sérieux problème de contrôle du respect de la réglementation urbaine et de la propreté publique. Avant la révolution, il existait un corps d’agents de surveillance du territoire urbain et de contrôle du respect des règles d’urbanisme (une sorte de police municipale). Ces agents étaient mis à la disposition des maires des villes. Les maires en disposaient et assuraient leur supervision directement. Ces agentsétaient chargés de contrôler la régularité de l’exécution des travaux et chantiers dans le périmètre communal, verbaliser et sanctionner les contrevenants au domaine public, à la propriété urbaine, et aux règles d’urbanisme (déchets jetés hors décharges, construction sans permis, empiètent sur le domaine public/trottoirs, etc.). Au milieu de 2011, ces agents, par manque de clairvoyance des dirigeants de l'époque, ont demandé et obtenu le statut d’agents de sécurité publique (police). De ce fait,ils sont devenus des agents du Ministère de l’intérieur sans rapport avec les Collectivités Locales. Depuis leur intégration au Ministère de l’Intérieur, il n’y a plus de surveillance et de sanction sur le terrain. On remarquera la forte corrélation entrel’absence d’autorité publique et le laisser aller des citoyens qui ne sont plus soumis à la contrainte de la loi. Ceci a certainement contribué fortement à la détérioration des services publics dont la propreté.

Mohamed Ahmed El Arabi
Professeur d’Economie à l’Ecole de la Vie

(1) Impôt sur le revenu des personnes physiques
 

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1 Commentaire
Les Commentaires
larbi - 08-09-2016 21:23

excellente analyse Mr , bravo

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