News - 12.08.2016
Laura Baeza: Ce que je redoutais le plus, ce que je souhaite pour la Tunisie - Vidéo
Ce sont les quatre années les plus passionnantes de ma vie ! », confie Laura Baeza, ambassadeur, chef de la Délégation de l’Union européenne, qui quitte Tunis ces jours-ci. « Je ne pouvais jamais rêver de vivre une transition aussi exaltante, au milieu d’un contexte régional désastreux. Je travaille dans la région méditerranéenne depuis 1995 et je n’aurais jamais imaginé que l’Etat Islamique (Daech) pouvait surgir un jour, avec ses démences et ses horreurs, que la Libye, l’Egypte, la Syrie pouvaient connaître tant de chambardements ou que la Tunisie pouvait devenir, et si rapidement, un pays démocratique. Terminer ici une carrière de 30 ans auprès des institutions européennes est une lueur d’espoir».
A son palmarès, Laura Baeza peut légitimement mentionner le renforcement substantiel du soutien économique de l’UE à la Tunisie, érigée en premier pays voisin du sud de l’UE bénéficiaire de l’aide financière européenne. C’est ainsi que de 2011 à 2016, la Tunisie aurait obtenu de l’UE, sous forme de don, 1,300 milliard d’euros, ainsi que 1,500 milliard d’euros en prêts de la BEI et 800 millions d’euros en assistance macrofinancière. L’appui politique a été lui aussi important pour encourager le Dialogue national et favoriser l’aboutissement réussi de la nouvelle constitution. Rien que durant l’année cruciale de 2013, pas moins de 45 visites européennes de haut niveau ont été effectuées.
En quatre années d’une rare intensité passées en Tunisie depuis septembre 2012, Laura Baeza a vécu de grands moments d’inquiétude et d’appréhension, mais aussi de défi, d’espoir, de satisfaction et de fortes émotions. Arrivée juste la veille de l’attaque de l’ambassade américaine, le 14 septembre 2012, l’exfiltration d’Abou Iyadh de la mosquée El Fath, elle subira dans sa chair le lynchage de Lotfi Naqdh, l’assassinat de Chokri Belaïd puis de Mohamed Brahmi, les razzias des ligues de protection de la révolution, l’incendie d’une cinquantaine de zaouias et mausolées et tant d’autres violences. Sans jamais perdre espoir, elle œuvrera de toute son énergie, à la tête de son équipe au sein de la Délégation et avec ses collègues ambassadeurs européens pour porter les bons messages, consolider les différentes formes de soutien au processus de transition.
Dans l’interview qu’elle a accordée à Leaders à la veille de son départ, elle revient sur ses motivations sa désignation à Tunis, les moments forts vécus, l’influence positive de la Constitution, l’exclusion du modèle égyptien et les grands défis qui lui paraissent se poser à la Tunisie. Sa crainte pour l’Aleca, actuellement en cours de négociation entre Tunis et Bruxelles, ce n’est pas son adoption en Tunisie, mais dans les 28 pays membres de l’UE, l’exemple ukrainien rejeté par les Pays-Bas donne à réfléchir.
Se pliant au rituel de Leaders consistant à dresser des portraits express des principales figures tunisiennes qu’elle a connues, Laura Baeza nous confie l’image qu’elle garde de Béji Caïd Essebsi, Rached Ghannouchi, Habib Essid, Mohamed Ennaceur, Mehdi Jomaa, Moncef Marzouki, Mustapha Ben Jaafar, Ahmed Néjib Chebbi, Maya Jribi, Houcine Abbassi, Ouided Bouchamaoui et Lobna Jeribi.
Je venais souvent en Tunisie, avant d’y diriger depuis septembre 2012 la Délégation de l’UE. Personne ne vous confiait alors le fond de sa pensée. Aujourd’hui, personne ne s’arrête de parler. Les Tunisiens ne se tairont plus jamais. C’est un grand acquis.
Que comptez-vous faire maintenant?
Rien ! Juste me reposer. Passer en revue tous ces moments exceptionnels passés en Tunisie. Y réfléchir. J’irai à Bruxelles, puis à Madrid, à Pékin voir mon fils qui y réside... En trente ans de service pour les institutions européennes, ma vie a été planifiée à la seconde près. Maintenant, je veux jouir de cette grande liberté qui sera désormais la mienne, vivre ma vie. Il paraît que ceux qui travaillent beaucoup sont plus heureux que les autres! Mais, c’est le moment d’arrêter, de contempler.
Pourquoi avez-vous postulé pour la Tunisie?
Quand on a annoncé les postes vacants, nous étions 60 candidats à postuler pour la Tunisie. Une première short-list en retiendra dix, et une deuxième, trois : deux femmes et un homme. C’est la Haute représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton, qui a procédé elle-même aux interviews et m’a retenue. J’étais ambassadeur, chef de la Délégation en Algérie, habituée donc à travailler dans des contextes sensibles. Je me suis très bien trouvée à Tunis.
Vous avez connu des moments de peur?
L’assassinat de Chokri Belaïd m’a profondément choquée. Deux jours auparavant, je lisais une grande interview qu’il avait donnée à un journal tunisien, y développant son analyse de la situation. Très perspicace. Son assassinat m’a fait tomber carrément malade. Pendant deux jours, je ne pouvais pas m’en relever.
Pas pour moi, mais pour ce qui pouvait se passer en Tunisie. A peine remise sur pied, profondément endeuillée, je suis allée rendre visite à sa veuve pour lui témoigner de la solidarité de l’UE .
Déjà l’attaque de l’ambassade américaine, l’exfiltration d’Abou Iyadh de la mosquée El Fath, le lynchage de Lotfi Naqdh et l’incendie de pas moins de 45 zaouias par les salafistes et la Ligue de protection de la révolution (LPR) m’avaient fortement interpellée. Ça me rappelait l’Iran où on a commencé par supprimer les opposants... Je ne comprenais pas où les auteurs de tous ces troubles et de ces assassinats voulaient conduire la Tunisie. Au fond de moi-même, je craignais que ce soit fichu ! Ça commençait à aller très mal. Quand le chef du gouvernement de la Troïka Hamadi Jebali a présenté sa démission, j’ai admiré son geste. C’est ce qu’il devait faire.
Vous avez pu compter sur une bonne équipe?
J’avais pris mes fonctions à Tunis forte d’une ferme détermination de l’Union européenne à soutenir la Tunisie dans sa transition. Il faut dire que pour accomplir ma mission, j’ai bénéficié d’une double chance, celle de pouvoir m’appuyer au sein de la Délégation sur une équipe exceptionnelle qui montrera ses preuves à plus d’une occasion bien délicate. Si nous avons pu réaliser tant de projets, c’est grâce à elle.
Et celle aussi d’avoir d’excellents collègues, les ambassadeurs des Etats membres de l’UE.
Quel a été votre objectif politique commun?
Dès le départ, notre préoccupation était une constitution qui garantisse les droits et libertés des citoyens tunisiens, une constitution à la hauteur d’un pays pleinement démocratique. . . D’où, entre autres, l’impératif de soutenir le Dialogue national. A la tête d’une délégation composée de 17 ambassadeurs de pays européens, je me suis rendue à l’époque au siège de l’Ugtt pour exprimer au quartette notre position et soutenir sa démarche.
Nous avons bien souligné que ce n’était pas le contenu que nous entendions favoriser d’une manière ou d’une autre, mais la démarche, le dialogue en vue d’une sortie à la crise politique.
C’est le même discours que j’ai tenu en rencontrant quasiment tous les partis politiques, même les plus réticents, en expliquant notre position, en rappelant que l’UE ne soutiendrait pas en Tunisie un scénario à l’égyptienne, en plaidant en faveur du Dialogue national. Je n’étais pas la seule à entreprendre cet effort. Pas moins de 45 visites officielles de haut niveau ont été effectuées en Tunisie par des dirigeants de l’UE, rien qu’en 2013…
Ça a été une grande réussite. L’adoption de la nouvelle constitution a été pour moi un moment exceptionnel dans ma vie. Assise ce soir-là sous la coupole du Bardo, à côté de mon homologue français, François Gouyette, je ne pouvais retenir de grosses larmes qui me coulaient sur le visage. Lui aussi.
Où en sont les négociations, en premier round, sur l’Aleca?
C’est dans la bonne voie, j’ai l’espoir qu’elles finiront par aboutir, au prix de revendications et concessions, de part et d’autre. Le problème de l’adoption de l’Aleca n’est pas en Tunisie, mais dans les 28 pays membres de l’Union européenne. L’exemple de l’accord d’association avec l’Ukraine, repoussé par le « non » au référendum néerlandais, est présent dans les esprits. La montée du populisme est à craindre...
Partez-vous avec des craintes immédiates pour la Tunisie?
Plutôt des défis à relever ! Les transitions politiques prennent généralement près de 20 ans, avec des séquences successives. L’essentiel est de faire, à chaque étape, ce qu’il faut nécessairement faire. Trois grands défis se posent aujourd’hui à la Tunisie :
- Surmonter la situation économique. Le budget de l’Etat ne peut plus supporter toutes les dépenses publiques. D’où la nécessité d’accroître l’investissement, à commencer par celui tunisien. Mais aussi, l’Ugtt a un rôle très important à jouer. Après le succès du Dialogue national, il est important de favoriser à présent et réussir le Dialogue social qui est impératif et urgent.
- Mettre en œuvre la Constitution à travers la mise en place de toutes les institutions constitutionnelles en leur donnant leurs pleines capacités et compétences.
- Remettre la Tunisie et les Tunisiens au travail. Une culture du travail est à ancrer. La réforme de l’administration publique est, elle aussi, indispensable.
C’est une grande richesse pour le pays et c’est elle qui a tenu le système en marche dans les moments les plus critiques. Aujourd’hui, elle a besoin d’une grande réforme. La Tunisie doit devenir un hub de compétences dans tous les domaines en Afrique du Nord. J’y crois fortement. Je garde plein espoir pour la réussite de la démocratie en Tunisie et sa prospérité économique.
Propos recueillis par
Taoufik Habaieb