A l’heure où notre futur gouvernement est en gestation, un grand diplomate français plaide en faveur de l’habitabilité de la terre
Le 23 juin dernier, l’Institut Diderot à Paris a proposé à son public une conférence intitulée «L’avenir de la géopolitique». L’orateur n’était autre que M. Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Elysée et ancien ministre français des Affaires Etrangères. Au cours de cette conférence, l’orateur a souvent eu recours à son dernier ouvrage «Le monde au défi» (Fayard, 2016, Paris) dans lequel il plaide pour «une communauté internationale». Réaliste, l’ancien ministre reconnaît qu’il s’agit là d’un objectif non encore atteint. Il déplore le fait que ni les idéaux de l’ONU ni le marché global n’ont suffi à fonder cette «communauté». Pourquoi ? Parce que le monde est éclaté, le pouvoir est émietté, les mentalités s’opposent et chaque peuple est mû par ses passions propres et surtout ses intérêts immédiats. Parce que «le court-termisme économique et politique, la dictature de l’urgence réactive, l’esprit de lucre du capitalisme financier contemporain, l’égoïsme («après moi le déluge), la paresse, mais aussi le manque d’imagination sur le contenu possible d’une autre croissance» (p.99).
Pour s’en sortir, M. Védrine ne voit qu’une issue: la cohésion de l’humanité autour de la vie sur la planète car «il est impossible de nier que la vie sur terre puisse un jour devenir quasi impossible. Mais ce risque n’est pas admis par tous… » écrit (p. 85) l’ancien diplomate.
A l’heure où un spécialiste des questions agricoles est chargé de former le gouvernement tunisien et étant donné la modestie des propos de l’Accord de Carthage sur l’environnement (Voir site de Leaders, 26 juillet 2016), il est utile de prendre connaissance des vues de M. Védrine sur la question écologique… même si nous ne les partageons pas toutes, notamment quand il affirme, sans évoquer l’histoire, le colonialisme, les guerres de l’Occident, sans proposer de solutions solidaires, sans tenir compte des souffrances des damnés de la terre mais tout en admettant qu’un Américain rejette annuellement 18 tonnes de CO2 soit 32 fois plus qu’un Somalien: «il faudrait plusieurs planètes pour permettre à dix milliards d’êtres humains de vivre à «l’occidentale», c’est-à-dire en consommant autant de ressources non renouvelables, en produisant autant de déchets et en asphyxiant les mécanismes naturels.» On rappellera qu’en 2011, le journaliste (qui a longtemps collaboré au Monde), Hervé Kempf, disait déjà: «L’Occident doit apprendre à partager le monde avec les autres habitants de la planète » (in « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie», Editions du Seuil, Paris, 2011)
Il n’en demeure pas moins que, face aux allées et venues enfiévrées de nos politiciens dans cette sarabande échevelée à la chasse aux maroquins à Dar Eddiafa, on ne peut qu’être inquiet face à l’évacuation de la question écologique dans le discours des uns et des autres et le renvoi sine die des élections municipales alors que des himalayas d’ordures enlaidissent et parfument de leur pestilence à l’hydrogène sulfuré notre pays de Tabarka à Ben Gardane et de Sfax à Kasserine. Or, la question écologique devrait concerner tous les Tunisiens : la crise de l’eau touche l’essentiel du pays et menace l’ordre public… comme cela a été le cas en Algérie à la veille de sa terrible décennie noire. De plus, la fièvre typhoïde - maladie hydrique moyenâgeuse - est aux portes de Gabès comme la rage est aux portes de Bizerte. Nos villes sont asphyxiées par une circulation démente et notre agriculture semble droguée aux pesticides toxiques et cancérigènes et aux engrais chimiques qui artificialisent le sol et gêne la production de matières organiques. Or, M. Chahed serait l’homme de la situation en sa qualité de spécialiste des OGM (pardon, de « biotechnologie ») et des pesticides. Ces questions méritent d’être inscrites très vite sur l’agenda du futur gouvernement. Elles ne sont pas marginales ou folkloriques. M. Youssèf Chahèd devrait faire son miel avec ce que dit à ce sujet M. Hubert Védrine pour faire admettre - s’il en a la volonté - à ses interlocuteurs l’urgence de la question écologique: «Depuis le XVIIIème siècle, les sciences et la culture (les humanités) ont été complètement séparées. Les scientifiques ne sont pas devenus incultes, bien au contraire, mais l’ignorance scientifique des littéraires, des juristes, des politiques et même des économistes n’a cessé d’empirer… jusqu’à présent, pour le plus grand nombre parmi les élites classiques politiques, littéraires ou juridiques, aujourd’hui largement technocratiques ou économiques, ces questions n’ont tout simplement pas compté et ne comptent toujours pas. L’idéologie productiviste… a toujours jugé dérisoire de [s‘en] préoccuper».Peu ou prou, ceci s’applique à notre pays.
Le moment est venu de changer de logiciel, d’adopter les principes d’une économie durable et d’un recyclage systématique et d’exclure de nos villes le diésel et ses particules fines à l’instar de Tokyo, d’Athènes et de Milan. Les pays scandinaves ont franchi le pas, assure M. Védrine. De plus, le fonds d’investissement souverain norvégien s’est retiré des énergies fossiles. Le Costa Rica, petit pays d’Amérique Centrale, a fonctionné en 2015 avec 99% d’électricité renouvelable. C’est donc faisable… quand la volonté politique et la conscience environnementale des électeurs sont là ! En outre, les liens entre santé et environnement sont maintenant solidement établis par les scientifiques comme par la Maison Blanche. En diplomate chevronné, M. Védrine conseille de procéder par étapes et éviter les décisions «punitives» quant à la question écologique car «chaque groupe humain défend avec acharnement ses habitudes et ses intérêts immédiats» notant que le marché est aveugle tant qu’il ne sera pas réorienté par un prix élevé du carbone et qu’il ne sera pas astreint à tenir compte des coûts écologiques abusivement externalisés ni de l’amputation non comptabilisée du patrimoine naturel et que «tout cela devrait venir en déduction du PIB».
La jeunesse, la compétence et la féminisation, nous annonce-t-on, vont marquer le futur gouvernement. Un tel aéropage est de nature à comprendre qu’il nous faut construire une société tunisienne où l’économie est outil et non l’alpha et l’oméga comme disent ceux qui ont parrainé tant de désastres au Sud. Un tel gouvernement serait bien armé pour comprendre que le bien commun l’emporte sur le profit. Ce bien commun riche de nos plages, de nos forêts, de nos nappes phréatiques, de l’air que nous respirons, de notre biodiversité préside aussi à nos relations sociales. La crise écologique du pays, si elle n’est pas maîtrisée, risque de nous entraîner dans la violence et l’autoritarisme… tout autant que le terrorisme.
A Dar Eddiafa, ces vérités devraient être rappelées à tout candidat à un maroquin. Les consultations ne sont-elles pas menées par un homme auquel la question écologique parle tout autant que «l’habitabilité» de la verte Tunisie?
Mohamed Larbi Bouguerra