Youssef Chahed: Le plus dur commence
Il est le premier à être surpris par sa désignation pour former le nouveau gouvernement. Youssef Chahed savait que son nom circulait parmi tant d’autres et qu’il pourrait faire partie de la dernière sélection, sans plus. Le président de la République ne lui en avait donné aucun signe, sauf lorsqu’il a récemment évoqué son engagement à tenir sa promesse électorale de confier plus de hautes charges aux jeunes. Au détour d’une phrase, il avait même glissé que c’est à la génération de Youssef de se préparer à assurer la relève... Béji Caïd Essebsi cultive bien le secret. Il n’a mis personne dans la confidence, même pas ses proches collaborateurs.
Youssef Chahed suivait certes les consultations mais était très occupé par l’avancement de ses dossiers en tant que ministre des Affaires locales: l’adoption de la loi électorale et du code des collectivités locales, le transfert des pouvoirs aux régions et la tenue des prochaines élections municipales accaparaient toute son attention. En plus de ses déplacements à l’intérieur du pays, comme tout récemment à Tozeur et Gabès. Sur le terrain, il déplorait
la dégradation dangereuse de l’environnement et l’aggravation des problèmes liés à la levée des ordures et leur traitement.
Sans hésitation aucune
Lundi 1er août dans l’après-midi, se trouvant dans une zone mal couverte par les réseaux de télécommunications, il était injoignable. Une voiture est dépêchée de Carthage pour lui demander d’appeler immédiatement la Présidence. Avant de recevoir à 18 heures les trois organisations et neuf partis signataires de l’Accord de Carthage et d’avancer le nom qu’il envisage pour la Kasbah, le président de la République voulait s’assurer de l’assentiment de l’intéressé. Surpris par la proposition, Youssef Chahed n’a pas hésité une seconde pour donner son accord. En une fraction de seconde, il a réalisé tout à la fois le grand pari que prend le président Essebsi pour toute la génération montante, en misant sur lui, et le grand défi qu’il doit lui-même relever. Engageant sa propre caution, le patriarche de Carthage offre à la République, bientôt soixantenaire, son plus jeune chef de gouvernement (41 ans, qu’il bouclera le 18 septembre prochain). Enfant de la révolution, son profil est atypique par rapport à tous les politiciens de carrière. Pouvait-il se dérober ? Est-il en mesure d’incarner l’espoir de la jeunesse tunisienne? Serait-il capable d’affronter tant d’énormes difficultés pressantes qui se posent à la Tunisie, de faire face à tous les dangers qui menacent le pays? Bénéficiera-t-il du soutien effectif qui lui est nécessaire de la part de tous?
Un quadra qui s’affirme
Ingénieur agronome, spécialiste en économie de l’environnement et ressources naturelles et docteur en agro-économie, Youssef Chahed s’était surtout consacré à la recherche, l’enseignement et au consulting en France, aux Etats-Unis, au Brésil, au Japon et en Tunisie. Interpellé par le 14 Janvier, il fonde en 2011 avec Sélim Azzabi et Aziz Belkhoja le parti Al Jomhoury, qui fusionnera avec le PDP et Afek Tounès en 2012, avant de rejoindre Nidaa Tounès en 2013. Béji Caïd Essebsi n’avait jamais entendu parler de lui auparavant, bien que la rumeur - non fondée - lui prête un lien de parenté qui n’a jamais existé. Il connaissait bien sa grand-mère, la militante Radhia Haddad, et son oncle maternel, Hassib Ben Ammar, mais pas lui particulièrement.
De toutes ses énergies, Youssef Chahed se lancera dans la campagne électorale de fin 2014. Il sera nommé, en février 2015, secrétaire d’Etat à la Pêche, dans le premier gouvernement de Habib Essid, puis promu, en janvier 2016, ministre des Affaires locales. En moins de six mois, il est hissé à la Kasbah. Trop tôt? Trop jeune ? Béji Caïd Essebsi avait plusieurs options en tête: un vieux routier de la politique?
Une grosse pointure indépendante, particulièrement compétente en économie et finance et reconnue à l’international? Une figure nationale consensuelle au long parcours militant? Il a plutôt retenu le conseil d’un de ses visiteurs et zappé au moins deux générations. Son choix portera sur un quadra, totalement inconnu avant la révolution mais qui a commencé à se révéler depuis lors et faire ses premiers pas sûrs.
Il doit assurer
Mercredi 3 août, peu avant midi, Youssef Chahed était reçu par le président Caïd Essebsi qui lui a remis la lettre officielle le chargeant de former le nouveau gouvernement. Il ne lui restait plus qu’à aller faire sa première déclaration à la presse en tant que chef de gouvernement désigné. Quittant le cabinet présidentiel pour se diriger vers le hall de presse spécialement aménagé, il était «porté» par toute l’équipe du Président, Selim Azzabi (le ministre-directeur du cabinet en tête), Fayçal Hefiane, Saida Guerrache, Noureddine Ben Nticha et les communicants. Ils le livreront pour son ultime baptême du feu devant plus d’une cinquantaine de journalistes, tunisiens et étrangers.
D’un pas ferme, il monte sur le podium et, d’une voix déterminée, annonce la couleur. Cinq fronts prioritaires : la guerre contre le terrorisme, la lutte contre la malversation, le retour de la croissance et le rééquilibrage des finances publiques et la propreté ainsi que la protection de l’environnement. Une approche: sortir des sentiers battus et trouver des solutions innovantes. Une méthodologie: un gouvernement hors système de quotas, réunissant de jeunes compétences, composées d’hommes et de femmes animés par une grande volonté de servir. Un engagement : ne rien cacher au peuple et le tenir informé de la situation dans sa réalité absolue.
En quelques minutes, Youssef Chahed aura tout dit. Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre sa vieille voiture de secrétaire d’Etat, c’est une grande voiture de la Présidence qui est mise à sa disposition, avec l’escorte appropriée.
Pris en charge par la Sécurité présidentielle, il sera désormais sous sa protection. Le chef de gouvernement désigné n’a plus qu’à en endosser l’habit. Courte pause, et le voilà atterrir à Dar Dhiafa, cette ancienne résidence beylicale de style marocain, à quelques encablures du palais présidentiel, transformée en lieu de réunions, de concertations et de réceptions. C’est là que les chefs de gouvernement désignés établissent leur quartier général.
Le long bal des consultations...
A 14 heures, les premiers visiteurs arrivent. Youssef Chahed installe trois équipes restreintes, chargeant chacune d’une mission précise. La première doit établir un tableau de bord de la situation économique et financière.
La deuxième aura à traiter les différentes propositions d’actions prioritaires à inscrire dans le plan du gouvernement. Quant à la
troisième, elle aura en charge les profils proposés pour faire partie du gouvernement.
Bouclage: ce 18 août!
Plus que par tradition, avec une réelle attention, Youssef Chahed se mettra à l’écoute desdifférents partis et organisations signataires ou non de l’Accord de Carthage, des corporations et représentants de la société civile, des personnalités qui souhaitent le rencontrer. Mais tout doit être bouclé rapidement. Pas plus de deux semaines, s’estil fixé. Jeudi 18 août, il espère pouvoir présenter la formation de son gouvernement au présidentde la République et solliciter l’investiture de
l’Assemblée. Le plus dur commence pour lui!
Taoufik Habaieb