Abdelaziz Kacem : Orages en Turquie, dérapages de nos islamistes
Bouleversé par la tournure insoutenable que prennent les événements en Turquie et indigné par les inacceptables prises de position de certains islamistes où le droit est totalement bafoué, le Professeur Abdelaziz Kacem nous livre ici sa réflexion très vive sur de tels dérapages.
Je viens de terminer la rédaction d’un essai où je consacre un chapitre à M. Erdogan intitulé le «Voleur d’Alep». Il va sans dire que les graves événements en Turquie m’interpellent et m’obligent à revoir ce fragment de mon manuscrit.
Ce qui m’incite à rédiger ces lignes, c’est l’irraisonnable réaction de M. Noureddine Bhiri, avocat de son état, éminent dirigeant nahdhaoui et, surtout, ancien ministre de la Justice. Qu’il pousse un ouf de soulagement après l’insuccès du malheureux pronunciamiento, on ne peut le lui reprocher, la Tunisie étant, dans l’imaginaire d’Ennahdha, une province de la Sublime Porte. Mais M. Bhiri va plus loin, trop loin, dans son allégeance. Sur sa page Face book et dans des propos recueillis par le quotidien al-Chourouk, il se réjouit de voir de jeunes recrues, qui ne faisaient qu’obéir à leurs supérieurs, se faire désarmer, dénuder, battre, à mort, pour beaucoup, par une populace enragée. Que des islamistes tunisiens subalternes s’égayent et festoient devant des scènes de lynchage abominables, c’est dans la nature des suppôts, mais qu’un juriste tel que M. Bhiri, s’en délecte en jubilant, cela donne froid dans le dos et accrédite les soupçons sur certains assassinats.
L’ancien ministre de la justice, l’homme de loi, l’homme de la loi, ne se contente pas de ces exaltations inacceptables. Il décrète que tous les Tunisiens qui n’ont pas condamné la rébellion militaire turque sont des «traitres» et des «terroristes». Ce sont les propres termes utilisés par son patron Erdogan contre les insurgés. Dans le monde civilisé, dans les États de droit, ces derniers sont linguistiquement et juridiquement qualifiés de putschistes. Mais là, on est dans une république bananière.
Sachant que le ridicule ne tue pas, M. Bhiri va jusqu’à accuser les Tunisiens anti-Erdogan de sympathie envers Daesh. N’est-ce pas un comble? Qui a créé et entretenu toutes ces hordes sauvages, ces criminels de Daesh, de Nosra et dérivés ? Qui les a lancés contre la Syrie, l’un des pays arabes les plus ancrés dans l’histoire et dans la civilisation? N’est-ce pas le sioniste Erdogan? Qui a recruté et envoyé en Irak et en Syrie des milliers de nos jeunes voyous, pour y faire un stage d’égorgement et de cannibalisme?
Je ne cherche pas à polémiquer avec mes concitoyens islamistes. Ils ont eu chaud et je les comprends. J’en appelle, seulement, aux sages d’entre eux, Ennahdha n’en manque pas, pour qu’ils sermonnent leur ancien Garde des Sceaux, qui n’a pas su raison garder. N’eût été ses qualifications en matière de droit, je ne lui aurais guère répondu. Et puis, je l’avoue, à mes risques et périls: je fais partie des Tunisiens qu’il voue aux gémonies, parce que résolument hostiles au dictateur d’Ankara.
Je suis, en règle générale, contre tous les coups d’État. Le monde arabe en a beaucoup souffert. Mais chaque règle a ses exceptions: je pense, notamment, à la révolution nassérienne. Il faut bien entendu respecter et soutenir les gouvernements démocratiquement élus. Le pouvoir turc en fait-il réellement partie ? Le dernier des observateurs politiques sait que le sultan a scandaleusement falsifié les dernières élections législatives. Que faire alors lorsqu’un parti totalitaire s’approprie un pays en s’appuyant sur des milices prêtes à tout et qui ont élu domicile dans des mosquées transformées en ribats anachroniques ? Rappelons-nous ! Erdogan, alors maire d’Istanbul, dans un discours enflammé de 1998, récitait des vers on ne peut plus explicite:
Les minarets seront nos baïonnettes, / les coupoles nos casques, / les mosquées seront nos casernes / et les croyants nos soldats.
En Égypte, Abdelfattah al-Sissi a su se ranger du côté des millions de manifestants qui vomissaient le pouvoir «frériste», qui avait perdu toute légitimité, en développant des abus de toutes sortes. Une élection n’est pas un chèque en blanc. Comment chasser un pouvoir par des moyens légaux, quand toutes les institutions sont confisquées ou domestiquées ? C’est le cas en Turquie. Les putschistes turcs ont échoué et je ne puis m’expliquer les raisons de leur débâcle. D’aucuns pensent qu’ils ont mal choisi l’heure de leur mouvement. C’est à l’aube, loin des embouteillages, que l’on investit une ville. Les chefs de l’insurrection ont-ils compté sur des ralliements finalement défaillants ? Faire sortir des troupiers avec ordre de ne pas tirer sur des arsouilles aux babines retroussées, n’est-ce pas les vouer à l’ignoble curée que l’on sait ? À moins que, comme l’affirme l’opposant, islamiste lui aussi, Fethullah Gülen, que ce soit Erdogan lui-même qui ait fomenté le coup. Réfugié en Pennsylvanie, Gülen sait de quoi et de qui il parle, pour avoir été son mentor, son Pygmalion. Il est accusé par son ancien disciple d’être l’instigateur des événements. Son extradition est réclamée, à cor et à cri. Avec une Hillary à la présidence, les États-Unis pourraient en faire cadeau à la bête blessée. C’est effrayant!
Quoi qu’il en soit, Erdogan peut savourer sa victoire: dix mille militaires sont arrêtés et contre lesquels, il compte rétablir la peine de mort ; trois mille magistrats de haut rang sont limogés et, pour la plupart, emprisonnés ; plus de huit mille policiers et autant de commis de l’État sont congédiés et la chasse aux sorcières continue. Les trop longues listes des personnes qui viennent d’être arrêtées ou ostracisées ne pouvaient ne pas être préétablies. Une fois au pouvoir, tous les régimes islamistes, sans exception, ne pensent qu’au «tamkîn» (établissement solide) et la fin justifie les moyens, y compris la mascarade des élections.
Voilà donc une «démocratie» bien établie où tous les pouvoirs sont désormais concentrés entre les mains du chef de l’exécutif. La vaste épuration des rouages de l’État vise à fonctionnariser les seuls zélateurs et délateurs du régime. Des séquences d’interrogatoire montrent des accusés, des officiers supérieurs ligotés, aux visages tuméfiés, face aux mines patibulaires de leurs hideux inquisiteurs, de hauts magistrats au port encore digne, sont bousculés par des gueules de délinquants. Ces gueules sont désormais le visage de l’État-AKP. Mais le maître de ce jeu macabre ne tardera pas à s’apercevoir de ses fatales erreurs de calcul. Le coup de force aura eu le mérite de pousser le théocrate à la faute.
Quand je pense que les insurgés n’ont pas été neutralisés et arrêtés, comme il se devait, par leurs frères d’armes, quand on voit la canaille barbue piétiner les tenues militaires des jeunes soldats déshabillés et violentés de manière obscène, cette grave offense, qui plaît tant à M. Bhiri, sera longtemps ressentie comme une humiliation impardonnable par les militaires, y compris ceux d’entre eux qui n’approuvaient pas le putsch. Affaire à suivre…
Ma sympathie, n’en déplaise à M. Bhiri et à l’ancien «président provisoire», va aux Kurdes persécutés, aux kémalistes garants de la modernité et à tous ceux qui font obstacle à l’expansionnisme néo-ottoman. Mossoul est et restera irakienne, Alep est et restera syrienne.
Abdelaziz Kacem