Quand la barbarie des Taliban s’en prend au Ziriab pakistanais
Regardant à la télévision la communion des Tunisiens avec la musique au cours du Ramadan et leur ferveur lors des festivals de l’été à El Jem, à Carthage et ailleurs, on ne peut s’empêcher de rappeler le crime odieux contre l’art perpétré le 22 juin 2016 et qui a coûté la vie à un immense héros de 45 ans, un maître de la musique qawwali: le Pakistanais Amjad Farid Sabri.
Ce dernier est une icône vivante de la musique soufie non seulement au Pakistan mais aussi en Inde, au Bangladesh, au Cachemire voire au-delà en Turquie et en Iran. Il était aussi connu en Occident où il avait souvent fait connaître et aimer le qawwali. Deux lâches motocyclistes ont criblé de balles sa voiture à Liaquatabad dans la banlieue de Karachi : ils nous rappellent ce mot d’Einstein: «Ceux qui sont capables de marcher au pas sur une musique militaire [d’obéir aux ordres]n’ont pas d’encéphale, une moelle épinière [animale] leur suffit amplement».Ironie du sort: le crime fut perpétré tout près d’un passage… qui porte le nom du père d’Amjad – un fameux musicien- lorsque «le pays vivait des temps plus tolérants» relève The Economist (2 juillet 2016, p. 82). Une faction des Taliban pakistanais s’est déclarée responsable de ce lâche assassinat. En 2014, l’artiste avait été accusé de «blasphème» en vertu de la législation pakistanaise – très critiquée sur ce plan- suite à une émission de télévision citant le Prophète mais il n’avait pas été poursuivi. Il avait cependant dû demander une protection aux autorités (The New York Times, 22 juin 2016). Il y a six mois, trois hommes firent irruption chez lui et battirent en retraite en ne le trouvant pas.
L’annonce de l’assassinat de Sabri provoqua une véritable onde de choc à travers le Pakistan et d’innombrables messages de sympathie et de condoléances ont été envoyés à la famille de cet artiste unanimement apprécié et considéré comme un «ambassadeur culturel» du pays.
Amjad Sabri appartient à une très ancienne lignée de musiciens du qawwali. Son père, Ghulam Farid Sabri et son oncle Maqboul Ahmed Sabri l’avaient très soigneusement formé au chant. Le jeune homme se mettait au travail au saut du lit, à 4 heures du matin. Il procédait d’abord aux ablutions pour les prières matinales puis se mettait à chanter son premier raga, à l’aube. Sa famille se réclamait d’un grand ancêtre, Mian Tansen, un musicien apprécié à la cour des Moghols- qui reçut 100 000 pièces d’or lors de sa toute première apparition publique.
Le qawwali est une musique d’amour et de dévotion à Dieu. Ce n’est pas une musique ordinaire: chaque concert ( en ourdou) débute par un hamd (de Dieu) suivi d’un nâat (du prophète) et se poursuit par les manakèb (d’Ali), des ghazal et des mounajèt écrites en persan par Jalèl Eddine Erroumi. C’est donc un chant d’amour dédié au prophète Mohammed et à ses disciples, à Ali, aux saints soufis et par-dessus tout, à Dieu. Cette musique était le plus sûr moyen pour L’évoquer et pour s’En approcher. Le chant le plus célèbre du père d’Amjad – Tajdar-e-haram- (Le roi du Sanctuaire Sacré) est l’illustration parfaite de cette quête divine:
«Que devrais-je te dire, ô Prince d’Arabie
Tu connais déjà ce qui est dans mon cœur
Et de notre séparation, ô Toi qui n’a rien à apprendre
Nos nuits sans sommeil sont si dures à supporter
Dans Ton amour, j’ai perdu toute conscience
Tajdar-e-haram, tajdar-e-haram».
Amjad apprit de son père la modulation. Ses concerts irradiaient le calme, la confiance et la joie. Sa voix de baryton enchantait les audiences à travers le monde. Bollywood l’invita souvent. Son chant le plus réputé est « Remplis ma besace » ou «Exauce mes vœux»:
«Remplis ma besace, ô Seigneur
Remplis nos besaces, ô Guide
Remplis ma besace, Seigneur de Médine
Ne me renvoie pas les mains vides»
C’est ainsi que le qawwali conquit, outre l’Asie du Sud, l’Amérique et l’Europe. Lors de ses pérégrinations à l’étranger, son souci majeur était la nourriture et la difficulté de manger halal. (The Economist, 2 juillet 2016, p. 82).
Les succès d’Amjad ne plaisaient guère aux Taliban pakistanais. Ils voyaient d’un mauvais œil son ouverture au monde, sa familiarité avec les plus humbles, sa générosité vis-à-vis des démunis – pendant ce mois de ramadan, dit le quotidien de Karachi Dawn, ils avaient table ouverte pour le shour et l’iftar- et ses emprunts aux ragas hindous. La ferveur que rencontrait le soufisme, ses origines persanes, sa vénération affichée pour les saints, son rappel constant d’un Islam bien présent diffusé à travers l’art, la miniature, la calligraphie, la danse, toutes ces manifestations vivantes, plaisant aux masses, les horrifiaient.
Anathème, tel est leur verdict. Condamnation sans appel.
D’autant qu’Amjad Sabri n’hésitait pas à afficher sa préférence pour les chants du grand qawwal Aziz Mian qui chantait –métaphoriquement bien entendu- le vin et l’ivresse dans l’amour de Dieu en déclamant: «Buvons ! Remplis mon verre de vin jusqu’au bord». Les Taliban attaquèrent mausolées soufis et chanteurs de qawwali. Ce qui n’est pas sans rappeler, chez nous, l’incendie du mausolée de Sidi Bou Saïd (12 janvier 2013), le califat de Sejnane et l’affaire de la diffusion de Persépolis à la télévision en février 2012 alors que MM. Marzouki et Jebali étaient aux affaires.
Les autorités pakistanaises, de leur côté, privilégiaient plutôt l’orthodoxie au soufisme. Ce dernier ne professe rien d’autre pourtant que la paix, l’amour et la primauté de la musique.
A la télévision, le dernier morceau d’Amjad Sabri comprenait ce refrain prémonitoire hélas: « Quand je frémirai dans mon sombre tombeau, cher Prophète, prends soin de moi.»
Pour les Taliban, ces loups enragés, un tel musulman-là ne se conformait guère à leurs faux canons ; lui qui, sûrement pensait avec Nietzsche que « la musique est la seule source de plaisir, la vie sans musique n’est qu’une erreur, une besogne éreintante, un exil.»
Mais le crime des Taliban ne servira pas leurs funestes desseins. Il n’éteindra pas la flamme de l’art, il ne mettra pas fin à l’amour de la musique et ne fera pas peur aux vrais artistes. Bien au contraire ! Le fils d’Amjad, Mujaddid, âgé de 12 ans, les a ouvertement défiés en entonnant, lors de l’enterrement de son père, le célèbre « Karam Mangta Hun » (J’implore Ta bonté, Seigneur). Un enterrement qui a drainé une foule énorme d’hommes et de femmes, sunnites et chiites mêlés, à Karachi écrit Le Parisien.
Mohamed Larbi Bouguerra