Aïcha Ibrahim : Le trublion actif sur tous les fronts
C’est de son père, Hafedh Ibrahim, grand militant patriote en faveur des indépendances maghrébines, que Aïcha Ibrahim tient sa fibre agitatrice. Présente sur tous les fronts des combats sociopolitiques menés par la société civile, c’est surtout dans la lutte en faveur de l’environnement qu’elle consacre le gros de son énergie. Expansive, débordante d’énergie, mais loin d’être optimiste, elle parle comme un livre et dresse un dur constat d’échec sur le rapport —destructeur— du Tunisien à la nature.
«Amoureuse de la Création», l’historienne, peintre et écrivain n’a de cesse, depuis des années, de dénoncer les dérives des politiques environnementales tunisiennes et d’écrire l’enchantement qui la saisit au contact de la nature. Portant plusieurs casquettes, elle extériorise son désir d’engagement pour la cause de la culture et de la recherche historique en jonglant avec écrits incendiaires, peintures hautes en couleur et travaux scientifiques d’une extrême rigueur.
Elle était ainsi en première ligne de la lutte menée, en février dernier, par l’Association des amis du Belvédère contre une «tentative de charcutage du Belvédère» par le ministère de l’Équipement, qui avait mis au jour un projet de construction d’une voie express au sein du parc.
Mais c’est au lendemain de la révolution, bien avant, donc, la divulgation du plan de réaménagement urbain (PAU), que l’écrivain commence à coucher sur le papier, sous forme de textes et de dessins, son attachement à la luxuriance du parc. Quatre ans plus tard, Jardins secrets du Belvédère est enfin publié chez MC-Editions et presque aussitôt récompensé, en mars 2016, par le prix Crédif Zoubeïda-Bchir. Il est vrai que d’un point de vue littéraire, le livre offre des perspectives de lecture originales. Dans ce plaidoyer pour un éveil à la foi en la nature, l’écrivain alterne un style descriptif quasi mystique et une écriture romanesque personnelle pour dire la symbiose qui la lie à la végétation plantureuse du Belvédère. Lu anachroniquement, le livre semble, d’ailleurs, avoir été écrit dans le but de dénoncer le PAU, tant la fulgurance des coups de crayon et la fébrilité de certains passages du texte paraissent anticiper quelque danger imminent. Le danger de l’abandon et de l’oubli. En filigrane, transparaît en effet, de manière sous-jacente, une opposition frontale à toute initiative qui aurait pour impact de dénaturer l’esthétique du parc.
«Les Tunisiens ont perdu leur âme»
Ce n’est toutefois pas l’affaire du Belvédère qui a fait prendre conscience à l’écrivain de la dégénérescence du lien entre l’homme et la nature qui l’a vu naître. Dans un entretien accordé à Leaders, Aïcha Ibrahim explique que «les démarches illégales de construction d’habitations entreprises, depuis de nombreuses années, par des citoyens irresponsables ne cessent de se normaliser, dans l’indifférence des politiciens, souvent corrompus, et des habitants, peu éduqués à la préservation de la nature». Elle s’inquiète de la perte d’intérêt des Tunisiens, accaparés par l’immédiateté, pour les enjeux sociaux et environnementaux de long terme. Elle déplore que la société favorise la satisfaction de désirs individuels et pulsionnels, au point d’en arriver à une logique de destruction (de sites forestiers, de l’équilibre faune-flore, etc.) et d’aliénation des identités au détriment d’objectifs collectifs plus nobles. Pour elle, si le rapport à la nature se corrompt, c’est le lien qui unit l’humain à son histoire et à ses origines ancestrales qui se délite. Si l’humain s’en prend au «Jardin d’Eden», le dévisage, le malmène, c’est le cordon ombilical qui l’attache à l’origine de la Création – et donc de sa création - qu’il foule aux pieds. «Les Tunisiens sont déracinés, ils ont perdu leur âme», résume-t-elle, résignée.
Mais sa résignation n’implique pas l’abandon de son projet de lutte contre le (dés)ordre établi. Au contraire, elle continue de le nourrir à travers son engagement artistique et académique. «C’est un peu la même logique désespérante qui anime le combat désespéré pour la libération de la Palestine. Plus elle semble perdue, plus la lutte doit puiser un second souffle et une énergie renouvelée pour poursuivre son expansion», explique-t-elle. En somme, s’il y a des raisons valables de perdre espoir en l’homo-economicus tunisien, «déculturé et déraciné», la nature mérite, pour sa part, que le combat puisse continuer à être mené en son nom à elle.
Une fresque littéraire et picturale
Véritable disciple de Paul Klee, Aïcha Ibrahim a fait de la «Théorie de l’art moderne», esquissée dans les années 1920 par ce peintre allemand amoureux de la Tunisie (qu’il a visitée et peinte), une véritable bible artistique. C’est donc de Klee qu’elle tient son obsession de la couleur vive, presque aveuglante, présente dans les quelque 250 peintures qui illustrent son livre. Celui-ci, véritable fresque littéraire et picturale, loin de constituer un roman classique, est en effet indissociable de son travail de peintre et impossible à appréhender sans interroger le rapport que l’historienne entretient avec la nature et le sens de la vue et de l’imagination. Chaque page de son livre est rehaussée par une bribe visuelle, imaginée ou réelle, du parc ou de la faune qui y demeure. Lions hirsutes, tigres bigarrés ou paons aux interminables plumes en éventail côtoient des femmes aux allures de déesses dont les cheveux sinueux se confondent avec des hiboux et des branches d’arbre tout en volutes.
Dans sa «Théorie de l’art moderne», Paul Klee, que Aïcha Ibrahim cite à profusion dans son livre, explique que «le dialogue avec la nature reste pour l’artiste une condition sine qua non. L’artiste est homme ; il est lui-même nature, morceau de nature dans l’aire de la nature». Dans son sillage, Aïcha Ibrahim est parvenue, avec force mots et dessins, à communiquer sa poésie de la nature au lecteur, frappé par la vivacité de la couleur et la charge émotive, voire métaphysique, de la représentation littéraire de la Création.
En tant qu’historienne, Aïcha Ibrahim interroge aussi sans cesse la teneur des attaches que les peuples se construisent avec leur passé et les conditions matérielles dans lesquelles ils opèrent la transmission de leur mémoire à la postérité. Dans cette perspective, l’historienne voudrait consacrer la suite de son œuvre à l’étude du patrimoine tunisien.
Le patrimoine architectural du Belvédère tient d’ailleurs lui aussi une place importante dans son ouvrage, dans lequel elle le restitue dans ses plus infimes détails. La restitution de la richesse patrimoniale de la Tunisie est, selon elle, d’autant plus importante que celui-ci est en état de déperdition. «Notre patrimoine architectural, vestimentaire ou encore culinaire est le témoin d’une très longue histoire durant laquelle la Tunisie a continuellement été au carrefour des civilisations», souligne-t-elle. Une histoire à réécrire au prisme des dangers qui en menacent les reliques, estime l’historienne. Gageons qu’elle tiendra son pari.
Nejiba Belkadi