In memoriam: Abdelkader Mehiri
Forsan et haec olim meminisse juvabit
Virgile, L’Eneide, I, 203.
(Peut-être, un jour, même ces souvenirs auront pour nous des charmes)
C’était à l’Institut des Hautes Études, rue Souk Ahras, vers la fin de l’année 1952 ou au début de 1953. Annexe ’’délocalisée’’ de la Sorbonne, cet institut permettait de préparer à Tunis, à l’époque du Protectorat, la licence en droit et d’y amorcer des études supérieures dans certaines disciplines, médicales, scientifiques et littéraires, en s’inscrivant notamment aux cours de leurs années préparatoires : PCB, SPCN et Propédeutique. Il venait de Sfax, du Lycée de Garçons et j’avais fait mes études secondaires au Collège Sadiki. Il, c’était Abdelkader Mehiri qui, un jour, vint s’asseoir à mes côtés à l’amphithéâtre William Marçais. Nous fîmes connaissance en parlant du cours de philosophie, puis la conversation glissa, immanquablement à cette époque, aux ’’évènements’’ de ces années de lutte qui avaient rapproché, rassemblé la poignée de ’’Tunisiens musulmans’’ égarés à l’Institut parmi la foule des étudiants de nationalité française, d’origine israélite pour la plupart. Ainsi naquit une amitié qui perdura, s’affermit et se bonifia jusqu’à ce décès amer, plus d’une soixantaine d’années durant.
J’étais en Propédeutique, l’année préparatoire à l’étude des lettres et des sciences humaines, et il m’apprit qu’il avait déjà franchi cette étape et s’était inscrit à un certificat de la licence d’Arabe. La Propédeutique instituée, me semble-t-il, vers la fin des années quarante, permettait de ménager une transition entre les cycles secondaire et supérieur de l’enseignement, d’approfondir les connaissances acquises et, aussi, de faire le tri parmi les bacheliers. Triage probablement bénéfique dans nombre de nos facultés des lettres et des sciences humaines, à l’heure présente.
J’assistais assidûment au cours de philosophie dispensé par François Chatelet. En marxiste militant, ce sémillant professeur avait, à l’évidence, porté son choix sur un cours qui impliquait l’engagement et qu’il avait intitulé ’’De l’histoire à la philosophie de l’histoire’’ ; inauguré par la pensée d’Augustin et de Julien d’Eclane, il culminait avec Hegel, le devenir, Marx et Engels. J’étais étonné d’y retrouver, tout aussi assidûment Abdelkader, les autres ’’arabisants’’ n’ayant pas l’habitude de s’intéresser à d’autres disciplines que celles de leur cursus. Mais la curiosité foncière de son esprit ne tarda pas à m’expliquer l’attrait qu’exerçait sur lui l’acquisition du savoir. Nos rencontres devinrent fréquentes, régulières, tant je fus séduit par l’acuité de ses analyses, son penchant pour l’équilibre et la modération et aussi, surtout, par la justesse de ses jugements. Qualités qui, avec l’âge, ne cessèrent de s’affirmer et que lui reconnaissent tous ses collègues, à l’université.
Nos discussions, d’ordre philosophique et historique, prolongeaient souvent les idées agitées par le cours ; mais elles ne manquaient pas de dériver obligatoirement pour aborder les préoccupations du moment, échanger des nouvelles tour à tour affligeantes ou réjouissantes, quotidiennement actualisées. Nouvelles dont il devint quémandeur lorsque je lui appris que dans le cadre de notre ’’comité’ d’élèves et d’étudiants, constitué depuis le déclenchement des ’’évènements’’, j’assurais une fonction de pigiste au journal As-Sabah ; et qu’à ce titre, j’assistais tous les jours ouvrables, en fin d’après-midi, à la conférence de l’attaché de presse, au siège de la Résidence, celui qu’occupe encore présentement, au centre de Tunis, l’ambassade de France. Le soir, je joignais l’imprimerie du journal ’’La Presse’’, où était typographié As-Asabah pour traduire en arabe, ’’sur le marbre’’, les informations recueillies ; j’y retrouvais des journalistes chevronnés, les regrettés Taoufik Boughdir et Hassen Abbès, dont la prévenance m’avait beaucoup aidé, ainsi que notre rédacteur en chef, le regretté Hédi Labidi, remplacé après son arrestation par Habib Chatti.
Vers le milieu de l’année universitaire une démarche commune contribua au resserrement de mon amitié avec Abdelkader. Le directeur de l’Institut, M. Marthelot si je ne me trompe, insistait insidieusement pour que les étudiants tunisiens adhèrent, à l’instar de leurs condisciples français, à l’AGET, l’antenne locale de l’UNEF, l’Union des étudiants de France ; sachant pertinemment que notre ’’comité’’ clandestin préparait activement, à Tunis, sa participation au congrès constitutif du syndicat d’étudiants qui devait porter l’appellation de l’UGET, et que les étudiants tunisiens inscrits aux universités de France avaient décidé d’organiser à Paris, au mois de juillet. Pour déjouer la manœuvre, en accord avec Abdelkader, nous avions proposé en réponse, en nous prévalant de notre identité tunisienne, de fonder une association d’étudiants légale, apolitique, avec un comité directeur comprenant notamment les regrettées Manoubia El Amri et Zakia Harmel, toutes deux communistes. Abdelkader Mehiri accepta la présidence de cette ’’Association des Etudiants Tunisiens’’ (l’AET). Ainsi fut créée cette vitrine légale de l’UGET qui, grâce à Abdelkader, représenta dignement les étudiants tunisiens de l’Institut des Hautes Etudes auprès de la Direction de l’Instruction publique de M. Lucien Paye.
Je n’ai pu me rappeler à quelle date l’AET cessa d’exister ; en tout cas bien après le deuxième congrès de l’UGET, organisé clandestinement à Tunis dans les locaux de l’Union Générale des Agriculteurs de Brahim Abdellah.
Ammar Mahjoubi
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