Soixantenaire de l'armée tunisienne : L’armée de demain
Le soixantième anniversaire de l’armée tunisienne nous interpelle sur la question, souvent ignorée par le passé, de savoir s’il est légitime d’avoir une armée forte et crédible dans sa mission de garantir la souveraineté du pays, assurer la défense du territoire et protéger la population. C’est une question majeure qui devrait susciter une réflexion profonde de la part des dirigeants politiques et des élus du peuple pour convaincre la population de la nécessité de bâtir une armée moderne qui pourrait rivaliser avec celles des pays démocratiques. Est-il encore utile de rappeler que l’armée est le meilleur garant de la souveraineté de la nation. Ce n’est peut-être pas évident pour tous les pays, mais le comportement des forces armées tunisiennes depuis la révolution de janvier 2011 ne laisse aucun doute sur leur loyauté envers la patrie. Il ne reste plus qu’à exploiter cet acquis et entreprendre une réforme qui mènera à restructurer l’armée, à l’équiper conformément aux missions qui lui seront assignées, à lui fournir les moyens nécessaires pour son instruction et surtout ne pas hésiter à l’impliquer dans des opérations réelles, si l’occasion se présente, même en dehors du territoire.
La Tunisie est l’exception du monde arabe, elle poursuit le chemin de la démocratie lentement mais sûrement. Et comme dit le proverbe russe «Qui va lentement va loin». Dans quelques années, le pays aura expérimenté d’importantes réformes dans les différents domaines vitaux de l’éducation, l’économie, la défense et la sécurité et on peut, dès aujourd’hui, rêver du modèle de l’armée nationale de demain. Le choix d’un nouveau modèle d’armée est une réalisation de la politique de défense du pays énoncée par les dirigeants politiques. Elle doit en particulier répondre à notre ambition de bâtir une armée patriote qui défend la constitution, crédible, sur laquelle on peut compter en premier lieu pour s’opposer à un ennemi potentiel qui menace le territoire national ou pour éliminer un danger asymétrique qui nuit à la sécurité du pays ou de la population.
La constitution de la Tunisie renferme les grandes lignes de la gestion de l’institution militaire. Elle stipule aussi qu’une loi organique doit être promulguée pour réorganiser les forces armées. Cette loi devra définir la taille de l’armée de demain, ses missions et les attributions des autorités civiles et militaires en charge de l’armée. Il est nécessaire de bien mettre en lumière, au sein de cette loi, une condition essentielle dans l’esprit et le corps de cette armée qui est la subordination de l’autorité militaire à l’autorité civile. Cette condition, si on peut l’appeler ainsi, doit être bien claire aux yeux des dirigeants politiques mais surtout assimilée à la Fatiha pour chaque soldat.
Elle veut dire : le civil est responsable des grandes décisions politico-militaires et en assume les conséquences. Le militaire est responsable de la mise en oeuvre de ces décisions sur le terrain et en assume l’échec ou le succès. Ainsi, l’armée de demain devra bien reposer sur des bases juridiques et constitutionnelles solides avant toute autre action.
La taille de l’armée de demain doit être adaptée à ses missions et ses contours pourraient être conçus sur la base capacitaire. En d’autres termes, elle sera adaptée aux missions prioritaires ou mieux elle sera organisée pour s’opposer à la menace la plus probable dans le court et le moyen terme et face à une menace définie. C’est une solution économique qui épargnera beaucoup de dépenses inutiles comme c’était le cas durant les années passées. Le gros des forces sera composé par les unités de combat. La menace qui va persister dans les 15 années à venir sera vraisemblablement le terrorisme et l’effort sera mis sur la lutte contre ce fléau.
L’Armée de terre, qui est la composante essentielle dans la lutte contre la nouvelle menace, nécessite une grande réorganisation et une vaste réforme pour s’adapter aux exigences du nouveau conflit. Elle pourrait créer de nouvelles unités légères et très mobiles, hautement qualifiées dans le combat des localités, opérant sur le terrain par petits groupes du genre Forces Spéciales. L’équipement de ces unités est capital pour la protection individuelle du combattant et celle collective assurée par les moyens de locomotion. En outre, un effort devra être consenti sur la qualité de l’armement et des moyens matériels de renseignement tactique (image, drones, radios). Ce sont ces équipements qui permettent au soldat de gagner un avantage réel et consistant sur son adversaire. Mais ce qui importe le plus dans la qualification de ces unités, c’est leur maîtrise tactique qui leur permettra, en face de l’ennemi, d’accomplir tous les actes élémentaires de combat avec la rapidité et la perfection voulues. En d’autres termes, ces soldats doivent être en mesure de se déplacer en sécurité pour dénicher un ennemi retranché, se poster pour le fixer ou le traiter sans attendre un renfort qui risque de tarder et faire échouer la mission. Une bonne formation et une instruction réaliste de ces unités sont le seul garant de leur réussite. C’est une armée composée en grande majorité d’unités combattantes légères, disponibles, autonomes, et très mobiles. Une armée d’intervention rapide dont les unités combattantes seront prédisposées dans des bases de soutien prêtes à se déployer dans leurs zones d’action prédéfinies. Et pour approfondir la qualification des unités combattantes, il est possible de varier leur intervention opérationnelle. Il n’y a aucun mal de faire participer ces unités à certains conflits externes (suivant les intérêts nationaux) pour leur permettre de s’aguerrir et gagner de l’expérience.
L’Armée de mer ne changera pas beaucoup de son organisation actuelle. Elle sera plus perfectionnée et mieux équipée pour assurer la protection de l’espace marin national. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, l’effort sera mis sur la protection des côtes contre les possibilités d’infiltration d’éléments terroristes.
L’Armée de l’air est un partenaire capital dans la lutte contre la menace terroriste dans les années à venir. Les hélicoptères modernes seront d’un appui inestimable pour l’Armée de terre. Mais le rôle de l’aviation est encore vital dans la défense de l’espace aérien national. L’armée de demain sera allégée des services de garnison pour se concentrer sur l’opération, pour s’opposer à l’agresseur et protéger les institutions et la population. Une armée formée de jeunes soldats professionnels recrutés sur la base de la vocation et du volontariat. Une armée qui saura distinguer et récompenser le mérite et sanctionner l’indiscipline.
L’armée de demain sera composée essentiellement d’unités de combat et aura besoin, pour sa bonne marche, d’organes vitaux qui seront chargés des études, de la planification, de la gestion des ressources humaines et du renseignement. Ces organes doivent être inclus au sein de la loi organique qui se rapporte à l’organisation de l’armée. On pourrait identifier un centre d’études stratégiques qui aura la charge de rédiger la doctrine militaire et préparer les différentes études concernant la vie et le travail au sein de l’armée. Un département de la doctrine pour rédiger tous les documents militaires. Un organe chargé de la gestion des ressources humaines. Et enfin un organe chargé du renseignement militaire opérationnel.
Comme on le voit, la conception de l’armée de demain repose essentiellement sur l’homme. Un soldat bien formé, bien instruit et bien équipé sera en mesure de combattre comme il faut et gagner tous les duels avec son ennemi. C’est une condition nécessaire pour être une armée victorieuse, mais elle n’est pas suffisante. Les armées arabes souffrent de deux faiblesses stratégiques : le commandement et la doctrine. Souvent nos chefs militaires sont handicapés par une «pression» excessive des autorités civiles qui veulent à tout prix des résultats immédiats et toujours couronnés de succès. Quant à la doctrine militaire, elle est copiée sur celle de l’ancien colon ou d’une armée étrangère et par conséquent inadaptée à l’armée nationale.
Général de brigade (R) Mohamed Nafti