Soixantenaire de l'armée tunisienne : Invincible Tunisie
L'armée tunisienne célèbre le 24 juin son soixantenaire. A cette occasion Leaders entame à partir de ce mercredi la mise en ligne d'une série d'articles sur cette institution.
Au sommet du mont Chaambi, à 1 544 m d’altitude, le point culminant du territoire tunisien, la levée des couleurs nationales marque, à l’orée de chaque matin, un moment de grande fierté. Le drapeau tunisien flotte fièrement, comme partout ailleurs. La souveraineté de la Tunisie, chèrement arrachée et âprement défendue, est totale.
Le son du clairon s’élance en chant de gloire, l’hymne national jaillit dans les veines. Le salut au drapeau fige tous en recueillement à la mémoire des martyrs et en mobilisation ininterrompue. Vaillante armée tunisienne qui n’a cédé, ni ici ni ailleurs, un seul pan de notre pays. Les terroristes de Daech et autres renégats s’y sont brisés. La confrontation est totale, la guerre est asymétrique, la menace est permanente, mais l’armée reste invincible. Une armée de longue tradition et nobles valeurs, une armée nouvelle, aujourd’hui en construction.
L’armée tunisienne
- Celle constituée, le 24 juin 1956, dès le lendemain de l’Indépendance, forgée dans l’âme républicaine,
- Celle qui a été la première à répondre en juillet 1960 à l’appel des Nations unies pour voler au secours d’un Congo embrasé, en amorce d’une longue série de missions de maintien de la paix dans de nombreux foyers de guerre civile,
- celle qui a livré avec peu de préparation et beaucoup de bravoure la bataille de Bizerte. Celle aussi qui, plus tard, se lancera dans le développement des régions frontalières, à commencer par Rejim Maatoug,
- celle, cependant, qui a été longtemps cantonnée dans ses casernes, suspectée, affaiblie dans ses budgets et équipements, assujettie au strict minimum, condamnée à garder les murs,
- Celle qui, contre tant de contraintes, a persévéré dans la formation au mieux possible de ses cadres et a donné à la Tunisie ses illustres officiers et grands chefs d’armée, a sauvé aujourd’hui, plus d’une fois, le pays, sa révolution, sa transition démocratique et préserve sa souveraineté.
Constituée en 1956, l’armée tunisienne renaît en décembre 2010 pour s’affirmer en acteur central, le 14 janvier 2011, en héros national. En quelques secondes seulement, sa décision collégialement prise à son plus haut niveau sera ultime.
Républicaine elle est, républicaine, elle le sera encore plus.
Déjà, profondément républicaine
Appelée, début décembre 2010, à la rescousse du régime déchu pour mater la fronde qui commençait à gronder dans les régions intérieures, notamment à Sidi Bouzid et Kasserine, l’armée s’abstiendra de toute hostilité contre les Tunisiens. Elle refusera de tirer sur les foules, s’employant à contenir pacifiquement les mouvements.
Elle ne se départira jamais de cette même attitude au fil des jours et partout dans le pays. Issue du peuple, sa typologie est bien différente de l’oligarchie mafieuse au pouvoir et dans les affaires, répugnant aux magouilles. Républicaine, elle cultive d’autres valeurs. L’acte, historique, sera édifiant lors des séquences suivantes, et déterminant pour leur réussite. Il fera référence à l’étranger et sera souvent mis en comparaison avec l’exemple égyptien tout récent.
La sagesse d’un engagement
Cette décision trouve en effet sa pleine importance avec le recul historique, relativement, court, lorsqu’on analyse l’intensité du croisement, ces premiers jours de 2011, de l’élan révolutionnaire, avec les ambitions démocratiques. L’idée de convertir l’armée d’une institution de l’Etat en une force de représentation du peuple affranchi et de lui demander, en tout premier lieu, d’éradiquer immédiatement le régime déchu et ses symboles, mais aussi l’ancienne opposition en place, avait alors germé dans l’esprit de plus d’un «révolutionnaire». Unique institution qui a su se préserver des affres de l’ancien régime et non impliquée dans sa dictature, elle est restée loin des corruptions et prévarications, jouissant d’une haute considération et d’un respect unanime.
L’armée représente la partie neutre de l’Etat. L’impliquer, alors, dans le commandement du pays, et la pousser au pouvoir, c’était priver l’Etat de la seule institution capable de garantir l’unité des autres institutions de l’Etat et de constituer une force d’équilibre durant les mois à venir jusqu’aux élections. C’était aussi dépouiller la Tunisie, en pleine révolution, d’un organe neutre et indépendant, capable, par son autorité morale et sa légitimité historique, d’éviter une redoutable confrontation entre des «révolutionnaires excessifs et revanchards» et «des acquis à la révolution, modérés et raisonnables». Un autre grand risque était à prendre en considération, celui d’exposer l’armée, une fois au pouvoir, et alors placée en première ligne au boomerang révolutionnaire. Puis, face à la surenchère des revendications et l’explosion des demandes sociales et économiques urgentes, impossibles à satisfaire, au désenchantement national. Avec ses maigres ressources, ses effectifs réduits, son manque d’équipement, l’armée était-elle en mesure d’assurer à la fois le maintien de l’ordre, contenir et gérer les flots de plus d’un million de réfugiés fuyant la Libye, sécuriser les frontières et gouverner ?
Les chefs militaires, membres du CSA, avaient-ils jaugé à l’aune chacune de ces considérations, prenant tout le temps nécessaire pour y réfléchir? «L’idée n’a même pas effleuré l’esprit de l’un d’entre nous, nous confie un haut gradé. Pas une seconde d’hésitation, le choix de l’armée était clair !». En s’attachant à son irréductible vocation d’armée républicaine et en se tenant à l’écart des tiraillements politiques, tout en accompagnant la révolution et en soutenant la transition démocratique, les chefs militaires avaient alors non seulement confirmé leur doctrine fondatrice, mais aussi sculpté la physionomie de la nouvelle armée à reconstruire.
Sur trois fronts
Rapidement, l’armée tunisienne se trouvera au lendemain de la révolution confrontées à trois fronts aussi exigeants l’un que l’autre. Le premier, qui est le plus urgent, est sans doute la «participation» au maintien de l’ordre et la sécurisation de grands évènements. Le deuxième front s’ouvre avec le début des menaces terroristes. Alors que le troisième front, en interne, est celui de la refonte organisationnelle, le renforcement des équipements, la préparation aux nouvelles exigences, avec les formations spécifiques, les changements nécessaires sur les concepts d’opérations... Se battre contre l’ennemi terroriste dans une guerre sans merci, accomplir toutes les autres missions et, à la fois, se restructurer, se renforcer et se réorganiser : encore une grande prouesse, une performance.
Clairement définie, la mission essentielle de l’armée consiste à «assurer, la sécurité et l’intégrité du territoire national et la protection de la vie de la population». A cela s’ajoutent la participation «au maintien et au rétablissement de l’ordre par l’emploi des forces armées, lorsqu’il cela est légalement requis par les autorités civiles compétentes» et «la contribution (...) à la lutte contre les calamités naturelles et à l’effort de développement économique et social du pays». Il lui appartient également de protéger «tous les ouvrages et installations et autres moyens qui impliquent la continuité des activités indispensables à la préservation du potentiel défensif de la nation». La traduction effective sera beaucoup plus large. Outre leur contribution au maintien de l’ordre avec la Police et la Garde nationale, les forces armées seront sollicitées pour participer à la sécurisation des examens scolaires, et surtout des élections. L’appel à l’armée sera en premier secours, en premier renfort. La proclamation à maintes reprises de l’état d’urgence et de zones militaires fermées dans différentes régions, notamment le Sud, leur confèreront de nouvelles charges.
En pleine guerre
La guerre contre le terrorisme changera la donne ! La lutte contre cet ennemi redoutable est l’affaire de l’Etat, des pouvoirs publics, du peuple, en véritable état d’esprit partagé, et avec différents moyens. Quant à la guerre contre les terroristes, c’est l’armée qui est en première ligne, à partir des frontières, qui la mène. En appui et avec les forces de sécurité intérieure. En tirant des enseignements des premières opérations, de nouvelles organisations ont été décidées.
Parmi les plus significatives figure notamment la création des Forces rapides d’intervention (Quick Response Forces, QRF). En cas d’alerte ou par nécessité d’opération, pas besoin de perdre du temps pour faire du ramassage dans différentes unités afin de former l’équipe indispensable.
Les QRF sont en état d’alerte permanent. Ces unités intégrées, rassemblant différents éléments spécialisés et hautement formés, se déclenchent en quelques minutes, en renfort substantiel. Bien préparées pour la guerre contre les terroristes et l’accomplissement des opérations spéciales, elles ont déjà fait leurs preuves, en toute discrétion, dans différentes régions. La règle d’or de l’armée est partout affichée: «On peut faire face à une attaque par surprise, mais guère de mauvaise riposte: tout un mécanisme systématique se déclenche et se met en opération jusqu’au bout».
Sa pertinence s’est vérifiée récemment à Ben Guerdane. Le commandant du régiment était hospitalisé à Tunis après avoir reçu quelques jours auparavant, lors d’un assaut, deux balles dans la tête. Mais, dès que l’alerte fut donnée, tout le système s’est activé. L’éclatant résultat en a illustré l’efficacité. Ben Guerdane aura été une bataille décisive glorieusement remportée, suscitant une forte liesse populaire autour de l’armée.
A l’étranger, «le courage, le professionnalisme et la réactivité fulgurante de l’armée tunisienne» ont été vivement salués. D’autres lignes directrices sont perceptibles: «Si les menaces persistent durant 15 ou 20 ans encore, l’armée n’abandonnera pas son organisation actuelle, mais renforcera l’entretien des armes, la formation de ses éléments en multitâche (le vulcanisateur ou l’électricien de la caserne de Ben Guerdane étaient d’abord des militaires qui savaient prendre les armes et les manier) et la préparation à trouver, immédiatement, à tout instant, la solution appropriée».
En TGV, mais quid du service national?
La machine de l’armée tourne aujourd’hui à plein régime, en TGV, dans la constance de la qualité et en dépit du rythme de guerre. Les centres d’excellence hautement spécialisés se multiplient : déminage, plongée et autres métiers sous-marins, etc. La santé militaire est en flux tendu pour accompagner les opérations, procéder aux secours et évacuations, fournir les soins et effectuer des interventions chirurgicales très pointues.
Reste le grand débat sur le service national et le régime des affectations individuelles (actuellement suspendu). Comment rendre la conscription attractive, agréable à vivre et valorisante ? Comment faire du service militaire plus qu’une obligation, un devoir patriotique gratifiant. Faut-il aller jusqu’à l’exiger lors de tout recrutement dans la Fonction publique et pourquoi pas le secteur privé? Plus encore, lors de la candidature à un mandat public, aux élections municipales, régionales et législatives, pour les tranches d’âge concernées ? Toute la réflexion sur cette question est à engager et le débat à mettre sur la place publique.
Lorsque, au péril de leur vie, les militaires réussissent, leur unique gratification est le sentiment du devoir accompli, dans l’amour de la patrie.
Taoufik Habaieb