Le Bardo, quinze mois après
Haut lieu du vaste champ du savoir et de la connaissance des civilisations, réhabilitées et présentées au public, le musée national du Bardo et ses collections témoignent de l’apport de la Tunisie et de son peuple dans l’Histoire de l’humanité.
Le Bardo : un parc historique, lieu de souveraineté.
Ce musée anciennement appelé Alaoui, du nom de son fondateur Ali Bey (1882-1902), est un ancien parc historique planté d’arbres fruitiers qui fut à l’origine l’œuvre de jardiniers morisques chassés d’Andalousie et accueillis dès 1230 par les monarques hafsides. Ces aménageurs de vergers, hispanophones, le nommèrent el Prado (prairie). Ce toponyme fut transformé rapidement par Bardo, plus adapté à la prononciation locale. A l’époque hafside, Le Bardo a été, à l’instar d’Abu Fihr, Ras Tabia et La Marsa, un lieu de résidence royale de plaisance, doté de bassins d’eau et de sous-bois luxuriants. Depuis le XVIIes., le site et ses bâtisses ont progressivement supplanté la Qasba de Tunis pour devenir le lieu privilégié de résidence des Mouradites. Depuis 1705, la cité du Bardo est devenue le centre du pouvoir husseinite. Ali Bacha, dont le règne (1735 -1756) a été marqué par la guerre civile opposant ses partisans aux fidèles de son oncle Hussein Ben Ali, érige un palais dit El Borj dont l’escalier d’accès monumental est protégé par des lions. C’est cette bâtisse qui abrite de nos jours l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Aux XVIIIe et XIXe siècles, Le Bardo a vu de somptueux bâtiments s’élever à l’intérieur de ses murailles (palais, mosquée, souks, hammam, hôtel de la monnaie, école de guerre).
Un palais royal reconverti en musée : une exception culturelle dans le monde arabe
Le petit palais dit tunisien de style andalou-mauresque bâti par Hussein Bey entre 1824 et 1835 et El Qasr Al-Badii de style italianisant de M’hammed Bey construit entre 1859 et 1864 ont servi de harem à la famille beylicale jusqu’en 1879. Sadok Bey (1860-1882), face à un contexte de crise politique et de disette économique, est obligé de restreindre son train de vie et déménage au palais de Ksar Saïd, bâtisse beaucoup plus modeste. De 1885 à 1888, les autorités du protectorat français effectuent sur ce complexe palatial d’importants travaux, transformant les intérieurs en salles d’exposition destinées à accueillir des collections archéologiques, historiques et ethnologiques nationales. Cette reconversion annoncée par le décret beylical du 25 mars 1885 proclamant la création du musée Alaoui dans l’ancien harem de M’hamed Bey est l’aboutissement de la politique de patrimonialisation des biens culturels entamée dès 1876 par le Premier ministre tunisien Khair-Eddine, qui mit ainsi fin aux activités des collectionneurs privés très actifs dans le gouvernement de son prédécesseur Mustapha Khaznadar (1837-1873). Le décret de 1907 transforme le musée Alaoui en un établissement public ayant une personnalité civile. Ce texte qui définit les prérogatives du musée et qui désigne ses ressources ordinaires, extraordinaires et spéciales, octroie un statut d’autonomie au musée placé sous l’autorité scientifique du directeur du Service des antiquités et des arts et celle administrative du conservateur du musée.
Depuis son inauguration en 1888, le musée national du Bardo, l’ancien musée Alaoui au temps du Protectorat français, est un lieu de visite incontournable pour le large public des sites culturels tunisiens. Grâce à la richesse et à la diversité de ces collections, en particulier celles des mosaïques d’époque romaine considérées comme étant la plus prestigieuse au monde et des objets hellénistiques en bronze et en marbre provenant des fouilles sous-marines au large de la ville de Mahdia datant du début du XXe s. Les travaux de rénovation et d’extension achevés en 2012 ont permis de hisser Le Bardo au rang de musée de stature internationale grâce aux nouvelles expositions permanentes, riches et diversifiées. Cette rénovation s’appuie sur l’architecture moderne de nouveaux espaces, parfaitement intégrés au musée-palais historique et sur un ambitieux programme muséographique. Les circuits de visite, indiqués par une signalétique appropriée, obéissent à des critères chronologiques et thématiques régis par une scénographie moderne adaptée au goût des publics. L’éclairage, qu’il soit naturel ou artificiel, répond aux normes internationales, pour servir d’atout à la lisibilité des objets, jour et nuit.
Placé par les événements au cœur de l’actualité, le musée national du Bardo se positionne comme étant le navire amiral du patrimoine culturel tunisien. Il est au cœur de la quête d’identité qui agite la Tunisie depuis le 14 janvier 2011, devenant de facto un des thèmes des débats de société animés par les médias et les groupes de réflexion de type think tank, le Cercle Kheireddine. L’attaque terroriste meurtrière du 18 mars 2015 a visé des visiteurs étrangers du musée du Bardo ainsi que les forces de sécurité intérieure. Elle a mis en exergue le courage du personnel du musée qui a pu protéger une partie des visiteurs de la violence meurtrière du commando terroriste. Cet acte lâche et sauvage, faisant désormais partie de l’histoire du musée, a autant bouleversé la société tunisienne dans sa diversité que la communauté internationale. La solidarité avec le musée, marquée par le slogan « Je suis Bardo », s’est manifestée par un accroissement des visites spontanées des salles d’exposition dont celles ayant servi de lieu à l’attaque terroriste ; donnant suite à une recrudescence des initiatives de soutien au Bardo, notamment à travers les réseaux sociaux et lors de la grande marche populaire du 28 mars 2015 rehaussée par la présence de personnalités politiques, nationales et étrangères.
Cet élan de solidarité sans précédent, qui ne cesse de s’amplifier, est un signe évident de réappropriation du musée par ses visiteurs et ses nombreux amis. A l’évidence, la multiplicité des évènements, des visites de soutien et des expositions temporaires aux thèmes diversifiés au sein du musée témoigne que Le Bardo est devenu un lieu de mémoire contre la barbarie et un havre de paix et de dialogue interculturel. La commémoration du premier anniversaire de cet événement marquant et douloureux a été solennelle et a répondu aux attentes des nombreux amis du musée en Tunisie et dans le monde. Le musée, ayant fait l’objet de travaux de maintenance de ses équipements, a retrouvé son aspect majestueux et son aura marquée par ses formes architecturales harmonieuses.
Plusieurs personnalités politiques et intellectuelles y ont assisté, parmi lesquelles des directeurs d’institutions muséales de renommée mondiale, venues apporter leur soutien au Bardo.
Le programme de cet événement a été soigneusement préparé. Les faits marquants ont été des discours officiels de grande envergure, un beau spectacle musical, une présentation à travers les médias d’un catalogue du musée dont le titre marque la réappropriation du musée par son public et un mémorial (plaque de mosaïque) réalisé par l’atelier des mosaïstes du musée du Bardo en hommage aux victimes de l’attentat.
Le Bardo : quels rôle et mission dans la Tunisie actuelle?
La résolution 38 C portant sur des recommandations pour promouvoir les musées et leurs collections avec une mise en exergue de leur diversité et de leur rôle éducatif et économique dans la société a été adoptée lors de la dernière conférence générale de l’Unesco (17 novembre 2015). Le texte élaboré par les experts représentant des pays membres de l’Organisation onusienne, dont la Tunisie, affirme que les musées et les collections contribuent au renforcement des droits de l’homme et considère « la valeur intrinsèque des musées en tant que dépositaires du patrimoine dans la globalité et qu’ils jouent aussi un rôle sans cesse croissant dans la stimulation de la créativité, en offrant des opportunités pour les industries créatives et culturelles et pour la délectation, contribuant ainsi au bien-être matériel et spirituel des citoyens à travers le monde ». Il réaffirme que les musées, en tant qu’espaces de transmission culturelle, de dialogue interculturel, d’apprentissage, de discussion et de formation, jouent également un rôle important en matière d’éducation (formelle, informelle, apprentissage tout au long de la vie), de cohésion sociale et de développement durable.
Il considère que les musées ont un fort potentiel de sensibilisation du public à la valeur du patrimoine culturel et naturel et à la responsabilité de tous les citoyens de contribuer à sa protection et à sa transmission. En outre, les musées favorisent le développement économique, notamment par le biais des industries culturelles et créatives et du tourisme. Il recommande aux États membres d’appliquer les dispositions suivantes en prenant toutes mesures législatives ou autres nécessaires pour mettre en œuvre, à l’intérieur des territoires respectifs sous leur juridiction, les principes et normes établis par des recommandations dont les versions, arabe et française, seront bientôt consultables sur le site de l’Unesco.
La mondialisation a permis une plus grande mobilité des collections, des professionnels, des visiteurs et des idées à travers le monde avec des répercussions tant positives que négatives sur les institutions muséales de taille inégale. Face à ce défi de grande ampleur, le musée du Bardo, qui doit fructifier ses programmes de coopération avec ses partenaires muséaux à travers le monde, est appelé à conserver sa singularité et à promouvoir la sauvegarde de la diversité et de l’identité qui caractérise ses collections représentatives de toutes les civilisations qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de la Tunisie.
Le musée national du Bardo est tenu dans cette période cruciale de l’Histoire de la Tunisie d’accomplir amplement sa mission culturelle et éducative, particulièrement auprès des jeunes générations qui sont soumises, à un âge où se forme la personnalité, aux influences des cultures étrangères et/ou aux discours fanatiques religieux. Ceci peut se traduire par une ouverture sur le milieu scolaire et la mise en place d’un programme éducatif dynamique (ateliers dans le musée, visites guidées et expositions itinérantes à travers la Tunisie), parallèlement à une refonte totale des manuels relatifs aux témoignages matériels et immatériels du patrimoine national selon les normes pédagogiques les mieux appropriées qui mettent en exergue la linéarité de l’Histoire nationale, riche d’enseignements et de diversité.
Taher Ghalia