Libye : L’effondrement de la Jamahiriya, prélude à l’embrasement de la région?
De graves tragédies se poursuivent en Libye, dans un grand silence. Si nous en percevons quelques échos, ici et là, nous en ignorons le plus désastreux. Des villages entiers sont vidés de leurs populations, des groupes sont décimés, et des milliers de Libyens, lorsqu’ils ne sont pas égorgés, sont condamnés à se réfugier dans des camps de migrants. Dans son récent ouvrage La Chamelle d’Allah, aux sources du chaos libyen, Rafaâ Tabib, l’un des meilleurs spécialistes de la Libye, nous fait découvrir cette triste réalité. Celle de la dictature de la tribu, du dogme et de l’argent, de l’hégémonie des milices, et de l’écrasement de toute tentative de réveil de la société civile et de la contestation. Livrée à ses incertitudes, la Libye subit la loi du jihadisme aux multiples alliances et obédiences, et les risques de la fragmentation. Avec toutes les conséquences qu’on imagine sur la Tunisie.
En bonnes feuilles, l’amère conclusion du livre de Rafaâ Tabib.
En édifiant un système de redistribution de la rente pétrolière fondé sur une patrimonialisation de cette ressource, Kadhafi avait la conviction que ce modèle était susceptible de maintenir la société libyenne dans le cercle de l’allégeance. Ce fut là l’une de ses plus tragiques erreurs d’appréciation, puisqu’elle fut à l’origine d’une série d’échecs que le «Guide» n’a cessé de commettre face à la recrudescence de l’insurrection et à l’effondrement de son dispositif politique. Kadhafi était incapable, à l’aube de l’insurrection de 2011, de saisir les profondes mutations qui eurent lieu dans son pays et, notamment, l’émergence de nouveaux rapports qui articulent, d’un côté, les réalités tribales et, de l’autre, la montée de nouveaux acteurs issus des marges du système rentier. Un système qui n’était plus en mesure de constituer l’inaltérable ciment social dont rêvait l’Architecte de la Jamahiriya.
Les trafics et le marché informel générés par une mondialisation envahissante furent à l’origine de profonds dérèglements qui participèrent, paradoxalement, à la consolidation du fait tribal en dehors du système rentier de Kadhafi, principalement au sein des communautés exclues des alliances formées autour du «Guide».
Ces franges de la population, que la Jamahiriya avait délibérément écartées de la redistribution de la manne pétrolière, se sont illustrées par la cohésion entre leurs membres et ont su résister à la précarisation, grâce à leur implication dans les marchés parallèles et dans l’économie de l’ombre. Cet esprit collectif d’initiative sauva des pans entiers de la société libyenne, que les instances officielles avaient relégués dans le dénuement et leur permit de faire face aux nouvelles contraintes déstructurantes. Contraintes que le système corrompu et exclusionniste érigé par le «Guide» était incapable de satisfaire.
Depuis la chute de la Jamahiriya, à la suite de l’intervention militaire massive des coalisés, le pays vit au rythme des affrontements, dont les principaux enjeux n’ont aucun rapport avec les slogans démocratiques de l’insurrection. Les objectifs des milices engagées dans les combats sont désormais le contrôle des territoires tribaux, l’occupation des pistes de la contrebande transfrontalière, la présence dans les sites stratégiques et la prédation des ressources. Ces objectifs constituent le dénominateur commun de l’ensemble des factions armées, qu’elles soient jihadistes, tribales ou ethniques.
Les défis sécuritaires auxquels fait face la Libye dans sa phase post-insurrectionnelle sont étayés et aggravés par la faiblesse structurelle des institutions issues des élections successives qu’a connues le pays. Ces institutions se sont illustrées par leur impuissance à s’imposer comme les principaux leviers de la régulation des conflits entre les diverses parties dans le pays. Prenant conscience de cette faiblesse des autorités et des périls qui guettent leurs intérêts, les tribus se sont hâtées de se doter de milices armées. Ces dernières se sont rapidement hissées au statut de forces souveraines sur les territoires respectifs des tribus. L’hégémonie des factions armées est l’une des principales causes de la difficile reconstruction de l’armée en Libye. La puissance des milices au sein de l’échiquier politique du pays et sur les territoires tribaux permet à celles-ci d’œuvrer à la marginalisation de la hiérarchie militaire et des derniers bataillons stationnés dans la Cyrénaïque. Cette mise à l’écart de l’armée par les gouvernements successifs est une concession intéressée de la part d’une élite politique, sans assise populaire, à des milices de plus en plus puissantes, mais surtout extrêmement honnies par la population.
En marge des affrontements entre les factions armées tribales, une nouvelle forme de violence oppose désormais les milices locales aux groupes jihadistes. Cette violence connait, depuis le début de l’année 2015, un regain significatif dans la ville de Syrte et dans le voisinage du littoral tripolitain, du fait de l’incapacité des nouvelles autorités à contenir un péril sécuritaire majeur, péril qu’elles avaient couvé pendant plus de deux années, espérant l’utiliser dans leurs guerres fratricides contre les adversaires, qu’ils soient de la Cyrénaïque ou des Khoutt El Jedd, la confédération tribale soupçonnée de loyauté envers le défunt «Guide». Cependant, le péril jihadiste n’est pas prêt à être contenu à l’intérieur des frontières de la Libye, puisque les clivages et les affrontements armés entre les tribus locales et les groupes terroristes participent à la propagation d’une violence générée par les obligations coutumières de la vengeance.
L’étendue des ramifications tribales et la présence de réseaux jihadistes dans la région du Sahara-Sahel constituent des facteurs aggravants de la violence dans cette partie du continent.
La montée en puissance des factions armées et leur implication dans la dissémination du trafic d’armes et de la criminalité en Libye accentuent l’insécurité dans les régions frontalières des pays voisins. Ces régions vivent, depuis plus de deux décennies, des situations de précarité et de crises profondes tant économiques, sécuritaires qu’alimentaires, notamment dans les marches méridionales du Fezzan. Dans les parties septentrionales du Niger et du Mali ainsi que, par intermittence, en Algérie et en Tunisie, des groupes dissidents tirent profit du chaos qui règne en Libye et des ressources importantes que recèle ce pays, pour allumer des foyers de sédition. Leurs projets sont rendus possibles grâce à l’implication dans la circulation des flux d’armes et le réseautage du banditisme, de la contrebande transfrontalière et du terrorisme. La mise en synergie des stratégies inhérentes aux acteurs du jihadisme, aux réseaux des trafics illicites, des cartels locaux du banditisme et des mouvements séparatistes est appelée à s’inscrire de plus en plus dans les réalités des pays du Sahara-Sahel à la faveur de l’ampleur des crises qui ébranlent les Etats de la région.
Au regard de cette dynamique de fusion des visées déstabilisatrices, les leaders de Daech sont parvenus à une conviction d’ordre stratégique ; aucune victoire n’est envisageable pour la nébuleuse terroriste si elle fait face à des armées structurées ou à des groupes puissants d’obédience religieuse à l’instar des factions chiites ou kurdes. Par conséquent, la configuration géostratégique idoine pour Daech serait d’affronter des milices locales désunies, déchirées par des clivages inextricables d’ordre tribal et territorial. Les faits d’armes largement médiatisés et les victoires récentes de Daech ainsi que les moyens financiers considérables que détient cette organisation en Libye lui ont ouvert la voie vers la mise en place d’un pôle de regroupement des jihadistes, dont une grande partie est constituée de vétérans de la guerre en Syrie et en Irak. Aux côtés de ces combattants, en majorité arabes et aguerris au combat, Daech, de par ses immenses ressources puisées en Libye, est désormais capable de mobiliser davantage de candidats terroristes issus des pays de la zone du Sahara-Sahel et pourrait, de ce fait, œuvrer à déstabiliser des régions voisines dont les populations souffrent de conditions précaires.
La défaite de Daech nécessite-t-elle une nouvelle intervention étrangère en Libye? La réponse serait affirmative si la première agression des coalisés en 2011 avait réalisé ses objectifs et ne s’est pas soldée par l’effondrement de la Jamahiriya et le déclenchement d’une guerre fratricide. L’existence en Libye d’entités territoriales indépendantes de toute forme d’autorité de l’Etat, investies par des groupes terroristes, conjuguée à l’absence d’une entente nationale entre les belligérants sur des questions cruciales, à l’instar du partage des ressources et de l’organisation du pouvoir ainsi que la persistance d’une longue tradition d’hostilité entre les tribus, contribueront à transformer toute action militaire en un désastre aux implications insondables.
Les probables pilonnages aériens intensifs, auxquels pourraient recourir les puissances occidentales contre des localités, permettraient d’imposer, pour un certain temps, à un large spectre politique libyen, leur vision de l’avenir institutionnel du pays, mais il serait impossible de maintenir la cohésion autour d’un règlement dicté sous les bombes. Le rejet d’une solution politique ordonnée par l’étranger conduirait inéluctablement à une partition du pays car les éventuels vaincus de l’intervention armée seraient cette fois mieux outillés pour imposer leurs revendications territoriales. Revendications de plus en plus soutenues par les tensions tribales et les tentations séparatistes des provinces.
Sur un autre plan et à l’ombre des combats que se livrent les milices, les villes principales assistent à la naissance des mouvements de contestation sociale et politique, mouvements portés et animés par des jeunes issus des élites urbaines ou des strates défavorisées et précarisées. Cette nouvelle dynamique s’inscrit clairement à l’écart des cadres institutionnels traditionnels tribaux et des partis politiques fondés après l’insurrection. Les objectifs des mouvements de contestation politique et de revendication sociale sont axés sur une réelle et effective participation des strates populaires à la négociation d’un nouveau contrat pour l’édification d’une Libye plus juste, libérée de l’arbitraire et du chaos milicien.
Il serait indélicat de clore ce livre sans évoquer les Chatawy, ces textes de la douce poésie bédouine libyenne. Les vers de cette poésie ont souvent emprunté à la rhétorique coranique une multitude de métaphores, pour traiter le vécu pénible des hommes du désert, leurs douleurs, leurs frustrations et leurs privations. En avril 2016, les geôliers de la prison de Tammynah à Misratha, où sont emprisonnés les partisans de la Jamahiriya, découvrirent sur le mur d’une cellule où croupissait le poète et officier Abdeljalil Ahmed Al Maâdany avant son décès ce poème écrit en lettres de sang :
Avant de murer le chemin du destin
Et de partir à la rencontre de Sa face sacrée
J’aimerais vous faire don de ce secret
En vous demandant de vous souvenir des flammes
Celles qui caresseront de leurs langues incandescentes
Vos mains assassines et vos cœurs éteints Croyez-vous que cette guerre
A laissé dans les ténèbres des vainqueurs et des vaincus? Avez-vous réellement enseveli le Guide ?
Avez-vous brisé son souvenir ?
Par les lumières qu’Allah jeta dans mon être
Et par Ses prophètes qui cueilleront mon ultime souffle
Je vous jure devant Son trône
Vous traînerez l’ignominie, des générations encore
Et au fond de vos âmes
Seront tatoués vos crimes
Car, avant votre traîtrise, il n’y avait qu’un seul Kadhafi Aujourd’hui, il y en a des centaines
Et la chamelle qui vous donnait tant de lait
Vous l’avez maltraitée pour mieux l’exploiter
Esseulée, elle ne peut plus vous donner que du sang Ignorants que vous êtes de Sa générosité
Vous avez décidé de l’égorger pour goûter à sa chair Vous n’avez jamais pensé au lendemain
Lorsque vous serez mordus par les crocs de la faim
Il vous sera inutile de regretter son lait.
Bio express
Rafaâ Tabib, natif de Kairouan, est architecte-planificateur. Depuis 2005, il enseigne à l’Université de La Manouba tout en continuant ses recherches au sein du laboratoire CITERES relevant du Centre national de la recherche scientifique en France et de l’Observatoire des transformations dans le monde arabe (OTMA). Il est titulaire d’un doctorat de l’Université François-Rabelais de Tours consacré aux territoires tribaux en Libye.
Depuis plus de dix-huit ans, l’auteur développe des réflexions inhérentes aux disciplines de l’anthropologie politique, de l’aménagement du territoire et de la sémiologie de l’espace. Il mène aussi des recherches sur le terrain en Libye. Ses écrits récents traitent principalement de ce pays, de ses recompositions territoriales, des dynamiques de ses réseaux de contrebande d’armes, de la mobilisation-alliance entre ses factions tribales, de la ruée violente de ses milices vers l’occupation armée des zones disputées et de la réinvention-réactivation des représentations symboliques, de l’accaparement exclusif des espaces-ressources et des modes de négociation-régulation des conflits tribaux grâce aux lois coutumières actualisées dans un contexte de généralisation des affrontements armés.