Sud Editions souffle sa 40e bougie
Dans les halls étourdissants et bondés de monde de la foire du livre de Tunis, difficile de dénicher le stand de Sud Editions. Pourtant, c’est cette prestigieuse maison d’édition qui était la vedette du jour : elle s’apprêtait en ce 1er avril à souffler sa 40e bougie en présence d’éminents écrivains tunisiens invités à cette occasion. Après quelques détours le long des couloirs où grouillent lecteurs et échoppes, c’est sur un petit stand rouge et blanc rempli de gens à ras bord — toute une file de personnes s’était amassée autour, faute d’avoir pu se faire une place au centre de l’espace— que l’on débouche enfin.
Se relever après la chute
Si ce parterre d’intellectuels s’est réuni le jour des 40 ans de Sud Editions, c’est aussi par devoir de mémoire. Monia Masmoudi, qui a repris le flambeau de la maison d’édition, a en effet inauguré la réception en saluant la mémoire de son père, feu Mohamed Masmoudi, qui l’avait fondée et dirigée avec une équipe fidèle pendant presque 40 ans, jusqu’à sa disparition en octobre 2013.
L’énergie que M. Masmoudi a déployée au service de l’essor de Sud Editions n’a pas pu trouver d’égale dans les premiers mois qui ont suivi son décès. «Tout au long de l’année 2014, Sud Editions a traversé un passage à vide qui a considérablement limité son activité d’édition», explique Ramzi Ben Rhouma, responsable d’édition depuis décembre 2014. Mais les mois passant, l’équipe, désormais dirigée par Monia Masmoudi, a pu se ressouder et recruter de nouveaux cadres dynamiques, dont Ramzi Ben Rhouma. L’équipe, redynamisée, s’est ainsi présentée sous un jour nouveau au salon du livre de 2015. Presque aussitôt, les ventes ont retrouvé un second souffle. Et les projets d’avenir affluent. Outre le souhait de traduire en arabe Histoire générale de la Tunisie, un récit historique publié en 4 tomes par un collectif d’historiens, l’entreprise compte illustrer La culture du parfum en Islam de Abdelwahab Bouhdiba. Quant à la ligne éditoriale, Monia Masmoudi, fidèle à la modernité que défendait son père et qui constitue pour elle un héritage à perpétuer, estime qu’elle doit continuer à se placer dans un débat de société visant à combattre l’obscurantisme. «Sud Editions jouit de l’estime d’une large frange de Tunisiens qui aiment le livre, ajoute-t-elle. C’est avec beaucoup d’humilité que nous nous engageons mon équipe et moi à donner à Sud Editions son second souffle et à rendre ainsi hommage à son fondateur.»
Montée en puissance de Sud Editions
Ce dernier, doté d’un charisme aussi fort que la passion qu’il a toujours nourrie pour la littérature, a en effet élevé Sud Editions au rang de promoteur incontournable de la culture livresque en Tunisie. C’est dans les années 60 qu’il se plonge pour la première fois dans le monde de l’édition, en prenant la direction de la SNED (Société nationale d’édition et de diffusion). Une dizaine d’années plus tard, il crée et prend les rênes de la Maison arabe du livre avant de la quitter quelques années après pour mettre sa propre maison d’édition sur les rails. Il s’adonnera d’ailleurs lui-même à l’exercice de la production littéraire en publiant notamment Sfax, en 1980, chez sa propre maison d’édition.
Parmi les personnalités dont l’éditeur charismatique s’est entouré pour fonder la renommée de Sud Editions, figure Taoufik Baccar. Le critique littéraire figurant parmi les plus influents du monde arabe, qui se présente lui-même comme étant le « compagnon de route du défunt » dans la lettre d’adieu qu’il a écrite en hommage à Mohamed Masmoudi, a publié au sein de la maison d’édition des ouvrages proposant des clés de lecture à tous ceux qui veulent s’armer d’outils conceptuels pour décrypter les approches stylistiques des écrivains difficiles d’accès. «Taoufik Baccar a largement élevé le niveau de la critique littéraire en Tunisie», explique Ramzi Ben Rhouma. Il a en effet mis au service de ses analyses plusieurs approches modernes de la linguistique, alors méconnues des Tunisiens. Celle du structuralisme d’abord, qui consiste à appréhender un langage comme un système dont les unités sont interdépendantes. Puis celle, plus récente, de la pragmatique, procédé qui s’attache à déceler les formes de langage qui ne peuvent être comprises qu’en fonction de leur contexte. Ils les a toutes les deux employées comme autant de méthodes de compréhension de la littérature arabe. Avant-gardiste et novateur, Taoufik Baccar ne laissait pas l’usage de ces approches à l’état de concepts obscurs appliqués à la littérature arabe sans perspective globale. Au contraire, «il mêlait la modernité des clés de lecture des écoles occidentales au langage arabe traditionnel pour faire ressortir un sens, un esprit et des analyses littéraires insoupçonnés!», s’exclame Ramzi Ben Rhouma. Ce dernier donne ainsi l’exemple du conte de Kalila wa Dimna, datant du 13e siècle, que le célèbre vulgarisateur a complètement revisité, en recourant notamment à la dialectique, pour en proposer une interprétation nouvelle.
Son travail au sein de Sud Editions consiste également à préfacer certains romans de la collection «Littérature contemporaine», qu’il dirige depuis pas moins de 37 ans. Cette collection, dont certains livres ont été primés par le Comar ou sélectionnés pour le prix Booker, compte parmi les plus prestigieuses de l’entreprise. « Elle est d’ailleurs prisée par des plumes aussi bien palestiniennes, irakiennes, syriennes que soudanaises », précise Monia Masmoudi. «Nous sommes sollicités chaque année par environ une dizaine de romanciers qui voudraient être publiés au sein de cette collection», souligne de son côté le responsable d’édition. Des sollicitations qui doivent toutefois être suivies par un travail rigoureux, que doit accomplir le directeur de collection, de relecture et de sélection des trois ou quatre romans qui seront finalement publiés.
Parmi les autres collections que les dirigeants considèrent comme de vrais joyaux, figure « Mafatih », dirigée par Houssine El Oued, professeur et critique littéraire spécialiste de la poésie arabe classique. Abdelmajid Charfi, actuellement directeur de Beit al-Hikma, spécialiste de la civilisation et de la pensée islamiques, en dirige une autre, baptisée « Maalem al Hadatha » (Jalons de la modernité), qui se place dans une démarche de promotion d’un «islam éclairé».
Un répertoire hétéroclite
Mais le catalogue de Sud Editions couvre également d’autres champs du savoir, dont les sciences, la philosophie, ou la politique (c’est chez Sud Editions que Béji Caïd Essebsi a publié en 2009 son Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie). Un éventail de choix que la révolution a élargi au champ du débat politique. Car avec le pic de demandes, observé à cette époque, des lecteurs tunisiens en matière d’ouvrages politiques, s’est conjuguée une offre littéraire abondante que Sud Editions a prise en charge. «Pour les Tunisiens, la faim d’histoire politique a augmenté à mesure que persistait la disette que l’on a connue pendant la dictature dans le domaine de l’écriture engagée», résume Ramzi Ben Rhouma. Dans le contexte inédit de la révolution, la direction de Sud Editions décide donc de créer une nouvelle collection dédiée aux ouvrages d’histoire, généralement écrits par des ex-acteurs de premier plan de la scène politique. Baptisée « Témoignages », la collection a ainsi pu rassembler de grands noms, tels que Mansour Moalla, Ahmed Ben Salah, Mohamed Mzali ou encore Ahmed Mestiri, qui ont chacun apporté sa pierre à l’édifice de la réinterprétation de l’histoire.
Mais cinq ans après la révolution, les lecteurs sont passés, selon Ramzi Ben Rhouma, d’un désir de combler leurs lacunes en matière d’histoire nationale à une étape de questionnement vis-à-vis de la citoyenneté, du fonctionnement structurel de l’Etat, de ce qu’il doit incarner, et de la façon dont doivent s’articuler ses institutions. Pour cette raison, la maison a d’ores et déjà mis sur pied une nouvelle collection consacrée aux enjeux majeurs (culturels, économiques ou liés à l’éducation) auxquels doivent se confronter les hommes d’Etat dans les décennies à venir.
Néjiba Belkadi