Ben Guerdane et sa région dans l’histoire Voyage dans le temps au pays des Ouerghemma
Propulsée sur le devant de la scène nationale et mondiale depuis l’attaque djihadiste avortée du 7 mars 2016, Ben Guerdane vivait paisiblement au rythme des activités rurales, des échanges commerciaux et des relations fort anciennes avec la Libye voisine.
Située à 550 km de Tunis, cette commune de 80 000 habitants du gouvernorat de Médenine ne jouissait pas de la célébrité que des localités voisines comme Zarzis, grâce au tourisme balnéaire, ou d’autres telles que Tataouine, Matmata ou plus à l’ouest, au Djerid, Nefta et, dans le Nefzaoua, Kébili avaient gagnée, à partir du XXe siècle, grâce à l’essor du tourisme saharien. Pourtant, Ben Guerdane et l’extrême sud-est tunisien ne manquent pas d’intérêt en matière d’héritage culturel, de sociologie, d’histoire militaire, voire d’histoire des relations internationales.
Le territoire où se trouve Ben Guerdane est connu dans l’histoire de Tunisie sous le nom de Ouatan Ouerghemma («pays» des Ouerghemma) ou — administrativement parlant — caïdat des Ouerghemma, occupe la plaine de la Djeffara : ses limites sont à l’est la Méditerranée et le lac des Bibans, au nord et à l’ouest, la chaîne du Dahhar avec les djebels Matmata et Demmar; au sud, le djebel Abiodh et les confins saharo-tripolitains de la Tunisie.
La présence humaine y est fort ancienne ainsi que l’attestent des vestiges archéologiques et le témoignage des auteurs anciens. La Djeffara était connue des navigateurs crétois, phéniciens et grecs. Aboutissement des pistes transsahariennes, elle était aussi le point d’embarquement de divers produits apportés depuis Ghadamès. Les Puniques y créèrent des comptoirs. A l’époque romaine, la culture de l’olivier ainsi que des activités liées à la pêche occupaient une place importante de même que le grand commerce caravanier.
Malgré la présence ancienne de populations sédentaires, les conditions climatiques et le problème lancinant de l’eau donnèrent très tôt naissance à un semi-nomadisme consacré à l’élevage et à l’agriculture intermittente.
Si, à l’origine, les populations appartenaient au vieux fonds berbère (Zenata, Sanhaja, Louata), à l’époque arabe et surtout depuis le brassage de la population consécutif à l’arrivée en Ifriqiya au XIe siècle des tribus hilaliennes, cette région eut des tribus berbères et des tribus arabes et, progressivement, une population mélangée arabo-berbère; à l’exception de quelques communautés berbérophones, notamment les villages de montagne. Ce qu’il convient de retenir, c’est que dans ce territoire, la population se réclame de la confédération des Ouerghemma. Selon Mohamed Nasser Bettaïeb, auteur d’une excellente monographie sur Ben Guerdane (Tunis, 1998), et appartenant lui-même à une famille de notables de la région, cette confédération se serait constituée au XVIe siècle pour pallier l’éloignement ou la désorganisation d’un pouvoir central et organiser la vie autour d’un pacte régissant les règlements et litiges. Cette confédération fut constituée à l’initiative de la tribu des Ouerghemma proprement dite et par les nomades Ouderna, Khzour, Touazine, Ghomrassen, Hararza, Djelidet, Tarhouna (plus tard installés en Libye) et des tribus hilaliennes, ainsi que les sédentaires Akkara. Il faut signaler ici la présence des communautés berbères Djebaliya des villages de montagne (Douiret, Chenini de Tatouine, Guermassa). La mémoire collective affirme que cette union des tribus fut l’œuvre d’un homme d’ascendance chérifienne venu de la fameuse Séguia Hamra, Moussa Ben Abdallah, qui prêchait un islam de tolérance et d’égalité entre Arabes et Berbères.
En dépit de la fraternité revendiquée depuis la constitution de cette confédération, ici comme ailleurs lorsque coexistaient nomades et sédentaires, les premiers eurent tôt fait d’imposer leur domination aux seconds. Entre nomades eux-mêmes, razzias et escarmouches intertribales rythmaient l’existence et nourrissaient des récits épiques conservés et enjolivés par la poésie populaire. La plus importante de ces guerres tribales fut sans doute celle qui opposa, au XVIIe et au XVIII siècles, les Ouerghemma à une autre grande tribu, celle des Nouaiel. Elle s’acheva par le refoulement de ces derniers au-delà de l’actuelle frontière (jadis au-delà de l’oued Fassi).
Ces antiques antagonismes à caractère essentiellement économique (maîtrise des points d’eau et des pâturages, extension des territoires et vol d’animaux ) prenaient la forme de conflits à caractère politique qui se réclamaient d’alliances anciennes. Ainsi, au XVIIIe siècle, lors de la guerre qui opposa Ali pacha à son oncle Husseïn bey de Tunis, les Ouerghemma prirent-ils parti pour l’oncle et ses fils et rejoignirent-ils le çoff légitimiste (Husseïniyya), cependant que les Nouaiel prenaient parti pour le neveu et vinrent gonfler le clan « pachiste » (bachiyya). Cet antagonisme raviva des animosités plus anciennes connues dans la culture tribale tunisienne sous le nom de deux clans ennemis (Youssef et Chaddad).
Excellents cavaliers, les Ouerghemma fournissaient aux beys de Tunis des supplétifs du Makhzen qui s’équipaient et se montaient à leurs frais mais jouissaient en échange d’une exemption fiscale.
Au moment de l’occupation française en 1881, le caïdat des Ouerghemma était une zone très sensible en raison de la souveraineté ottomane en Libye et d’une frontière au tracé non délimité. A cette époque, face à l’avancée des troupes, beaucoup de tribus tunisiennes s’étaient réfugiées en Tripolitaine avec l’espoir de revenir en avant-garde de l’armée du sultan. Les autorités du protectorat cherchaient à les faire revenir mais redoutaient un incident qui, en impliquant des militaires français face aux autorités ottomanes, aurait mis en danger le fragile équilibre entre les puissances et remis en cause la présence française dans cette partie de l’Afrique du Nord, d’autant que la Turquie considérait encore la Tunisie comme une province de l’Empire ottoman. D’où l’importance accordée d’emblée aux tribus Makhzen.
On leur confia un rôle crucial dans le cadre des opérations ayant pour objectif de faire revenir les tribus réfugiées en territoire tripolitain. Certains Ouerghemma s’étaient réfugiés en Libye cependant que d’autres choisirent de rester sur le territoire, quitte à faire allégeance au Protectorat. Ce qui entraîna des affrontements fraternels sanglants. Toutefois, le statu quo s’éternisant car ni la Sublime Porte ni Paris ne souhaitaient engager l’épreuve de force, les tribus tunisiennes finirent, en désespoir de cause, par regagner leur pays entre 1883 et 1888. Néanmoins, la région demeurait sensible en raison des liens étroits et anciens avec la Tripolitaine, de surcroît province du sultan, protecteur des musulmans et à cause de l’instabilité des tribus semi-nomades réfractaires à l’autorité, surtout lorsqu’elle était incarnée par des étrangers non musulmans. Les liens étroits avec la Tripolitaine, le relief accessible et le caractère excentré de ces régions en avaient fait en outre une zone de refuge pour toutes sortes de dissidents. Tunisiens fuyant en Libye et Libyens cherchant refuge en Tunisie.
Les autorités occupantes choisirent donc d’organiser l’Extrême-sud en « territoires militaires ». Ce statut spécial, qui allait rester en vigueur jusqu’en 1956, s’appliquait au caïdat des Ourghemma, au caïdat des Matmata et au caïdat des Nefzaoua (Kébili). Le chef-lieu du caïdat des Ouerghemma était Médenine où se trouvait aussi le Bureau des affaires indigènes responsable de l’administration des territoires en question, avec des centres à Zarzis, Ben Guerdane, Tataouine et Dhehibat. La garde des frontières (délimitées après la signature d’un accord entre la France et le gouvernement ottoman en 1910) fut confiée par les autorités françaises aux cavaliers des tribus appartenant au Makhzen. Ces cavaliers étaient également chargés d’assurer la sécurité des déplacements.
A partir de 1889, l’organisation administrative se présentait de la manière suivante : caïdat des Ouerghemma subdivisé en cinq khalifaliks : Khzour : tribus des Khzour, Hawaiya, Hararza, Ghbonton, (Médenine et Om al Tamr) ; Akkara (Zarzis) , Touazine (Ben Guerdane), Ouderna : tribus Ouderna, Dhehibat, Ouled Abdelhamid, et O. Debbab et Ghomrassen (chef-lieu du khalifalik : Foum Tataouine), Djebaliya : habitants de Douiret, Chenini, Guermassa et Ghomrassen.
Quant à Ben Guerdane proprement dite, ses origines sont, comme toujours dans l’histoire orale, nimbées de mystère. Selon une des versions conservées dans la mémoire collective, Ben Guerdane tirerait son toponyme d’un ancien captif chrétien, qui aurait eu pour nom quelque chose comme Gardane. Architecte de son état, chassé de Tripolitaine pour des raisons obscures, il aurait construit un fortin (bordj). Bordj Ben Guerdane semble surtout avoir servi de grenier et de magasins à provisions pour la tribu des Nouaiel, lesquels furent délogés plus tard par leurs ennemis de toujours, les Touazine. Il fut rasé dans les années 1980 sous prétexte qu’il était un témoignage négatif sur l’ère du tribalisme abhorrée par la République.
A l’origine, l’occupation de cette zone qui s’étendait de l’oued Bou Hamed au Moqtaâ ( sur l’actuelle frontière libyenne) principalement par les Touazine (Ouled Mahmoud et O. Bouzid) et les Khzour (O. Oun Allah et Maztoura) n’avait pour but que d’assurer à ces groupements humains plus d’espace pour les pâturages et la culture céréalière. Leur mode de vie nomade ne nécessitait guère l’édification d’un village. En cas de besoin, Médenine, chef-lieu du caïdat, constituait le refuge en même temps qu’elle abritait les greniers de toutes les tribus environnantes. Ben Guerdane ne devint donc une agglomération qu’au temps du protectorat. La France, soucieuse d’assurer la stabilité dans cette région remuante et de se conformer à la «mission civilisatrice» qu’elle avait assignée à sa politique coloniale, chercha, en effet, à fixer les populations en créant des villages et en les incitant à se consacrer à l’activité agricole et marchande. La chose ne fut pas aisée.
Par exemple, l’idée née vers 1885 de créer un souk permanent à Ben Guerdane et de répartir ses espaces entre les tribus pour qu’elles y vendent leurs produits suscita le mécontentement de ces fiers cavaliers, habitués des chevauchées belliqueuses et qui ne se voyaient pas du tout accroupis dans cette cour confinée pour gagner leur vie. Cependant, le point de vue de l’autorité finit par s’imposer car Ben Guerdane était un lieu stratégique entre la mer et le Sahara, proche de la frontière et au carrefour des routes menant du sud au nord et d’est en ouest. Il fallait donc en assurer le contrôle de façon permanente. Au lieu des Touazine, on fit appel à d’autres Tunisiens, musulmans ou juifs, rompus au travail sédentaire et au commerce : gens de Djerba et de Zarzis notamment qui commencèrent leurs activités vers 1898. Ces mêmes nouveaux venus bénéficièrent également des parcelles consacrées par l’Administration à l’arboriculture (sénia, souani). A la différence de Zarzis où la population s’engagea résolument dans la voie de la mise en valeur agricole, ici seuls quelques rares Touazine participèrent à cette mutation historique de la vie de leur région. Face à leur réticence à contribuer à cette entreprise de sédentarisation, il leur fut proposé d’édifier à leur convenance des greniers à Ben Guerdane. Etant donné l’importance vitale de ces magasins, l’opération fut un succès et les Touazine laissèrent les ksour de Médenine au profit de celui nouvellement construit de Ben Guerdane.
La petite localité connut dès lors une croissance continue. Une mosquée est construite en 1905. Une école primaire est ouverte en 1909. Dans les années 1940, une école de formation professionnelle est créée. Dès 1906 est créé un noyau de municipalité sous le nom de commission de voirie et la population ne cessa d’augmenter, sans compter la présence de nombreuses personnes de passage (caravaniers, négociants ou voyageurs).
Ben Guerdane et le pays des Ouerghemma entrèrent ainsi dans le siècle. Ici, comme dans d’autres régions de Tunisie, le grand acquis, inauguré par le Protectorat et développé par la Tunisie indépendante, consista dans la réussite de la sédentarisation et dans l’essor de l’enseignement. De sorte que l’on retrouve aujourd’hui les fils et les filles de cette région en bonne place dans les élites universitaires, scientifiques, culturelles, administratives et politiques du pays. Au plan économique, une ancienne tradition d’émigration vers Tunis et vers l’Europe des Ghomrassen, des Djebaliyya (Douiret, Guermassa, Chenini) réputés pour leur sérieux et leur capacité de travail, a permis à nombre d’entre eux de réussir dans les affaires et de monter des entreprises performantes. Cependant, la précarité de l’emploi, le recours souvent inévitable à l’économie souterraine avec d’autant plus de tentation que la région est limitrophe de la riche Libye et que l’interpénétration séculaire entre ce territoire et la Tripolitaine est depuis longtemps propice à la contrebande.
A l’occasion de l’attaque terroriste du 7 mars, Ben Guerdane et sa population ont néanmoins donné, encore une fois, la preuve de leur sens de l’unité nationale et de leur hostilité agissante à toute atteinte à l’intégrité du territoire et à la cohésion de la patrie.
Mohamed el Aziz Ben Achour