Blogs - 01.04.2016

«Sacrifier un peu de liberté pour plus de sécurité»

«Sacrifier un peu de liberté pour plus de sécurité»

Pour une partie non négligeable de Tunisiens, le concept «d’union nationale» reste à jamais lié à l’étouffement des libertés, au pouvoir personnel, à l’unanimisme et au culte de "la loi et de l’ordre" poussé parfois jusqu’au fétichisme (surtout sous Ben Ali). J’entends bien les appréhensions de mes compatriotes. Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. Mais, au fond, la question est trop complexe pour être perçue d'une façon univoque. Si elle a servi pendant soixante ans d’alibi à toutes les dérives, «l’unité nationale» a permis aussi de cimenter le sentiment national et d’édifier un Etat moderne. Sans elle, le jeune Etat tunisien se serait très vite écroulé sous les coups de boutoir conjugués de la sédition intérieure, de l’armée française d’Algérie avec ses incursions répétées sur le territoire national et de la propagande nassérienne véhiculée par Sawt El Arab. Il y a eu le différend entre Bourguiba et Ben Youssef,  Sakiet Sidi Youssef, la guerre de Bizerte et ses milliers de morts, la tentative de coup d’Etat de décembre 1962, l’agression israélienne contre Hammam-Chatt, Gafsa. Et à chaque fois, l’Etat a plié mais n’a jamais rompu.

Aujourd’hui, ces évènements apparaissent, malgré leur gravité, comme de simples broutilles, des épiphénomènes, comparés aux dangers auxquels nous sommes confrontés. Alors que jusque-là, l’Etat tunisien n’avait jamais été menacé dans son existence, nous assistons à la montée d’un terrorisme sui generis qui est le fait d'une organisation qui a l'apparence d’un Etat avec une base territoriale (qui équivaut à la superficie de la Grande-Bretagne), un drapeau, une armée, un budget colossal et une idée fixe qui tourne à la monomanie, le califat islamique qui est la négation de l'Etat-nation. Même Hollywood n’a jamais imaginé un tel scénario. Daech a surgi de nulle part il y a à peine trois ans et déjà, il se sent suffisamment puissant pour déclarer la guerre au monde entier, répandant la terreur et la mort aux quatre points cardinaux...et de s'attaquer à ce qu'il considère comme le ventre mou du Maghreb central, la Tunisie.

Pour ces tenants de l'islam des ténèbres, notre pays avec son islam tolérant, l'égalité homme-femme et son régime démocratique est un chiffon rouge, un contre-exemple qu'il faut absolument détruire parce qu'il représente un concentré de tout ce qu'ils abhorrent. Il y est d'autant plus décidé qu'ils sont sûrs de vaincre sans péril un pays divisé et d'une vulnérabilité extrême, avec ses débats clivants, où tout est matière à polémique, à raillerie ou à sarcasme, où le prestige de l’Etat est foulé souvent aux pieds. Les terroristes qui ont attaqué Ben Guerdane croyaient dur comme fer qu'il leur suffisait de hisser le drapeau noir sur l'un des édifices publics pour rallier toute la population à leur cause.

Sans vouloir jouer les prophètes du malheur, la guerre contre le terrorisme ne fait que commencer. C’est pourquoi nous aurons besoin d’une unité nationale solide, comme celle qui avait permis à Bourguiba, l’indépendance à peine acquise, d’éconduire un général français en uniforme venu lui transmettre un ultimatum du gouvernement français, alors que 50 000 soldats français stationnaient dans le pays, de tenir tête à de Gaulle ou à un Nasser au faîte de sa puissance. Il n'y a aucune fatalité à ce que l’unité nationale aboutisse à la dictature pour la bonne raison qu’il existe des garde-fous pour empêcher toute velléité dans ce sens. Lors de la 2e Guerre Mondiale, Churchill n'avait eu de cesse de prôner «l'union sacrée» des Anglais pour faire face au péril nazi. Plus récemment, En France, après les attentats du 13 novembre 2015, François Hollande a appelé à l’unité sans essuyer la moindre critique. Pourquoi voudrions-nous nous singulariser des autres en prêtant de noirs desseins aux responsables politiques chaque fois que ce genre d’appel est lancé. On peut bien «sacrifier un peu de liberté pour plus de sécurité». Faisons bon usage de cette liberté en évitant autant que faire se peut de ridiculiser les dirigeants politiques. Cessons de nous focaliser sur les trains qui n'arrivent pas à l'heure (le taux d'inflation a cessé d'intéresser les journalistes, le jour où il a commencé à baisser), cessons ce discours victimaire qui sape le moral des Tunisiens au point de leur faire accroire qu'ils sont les plus malheureux du monde.

Hédi Béhi