Opinions - 18.03.2016

Qu’avons-nous fait de nos soixante ans d’indépendance?

Ahmed Ounaïes : Qu’avons-nous fait de nos soixante ans d’indépendance ?

Les acquis de l’indépendance se mesurent d’abord à la pertinence des réformes fondamentales conduites par la hiérarchie de l’époque, porteuse d’un projet de société modernisateur. La société, bien qu’elle fût inégalement réceptive, était intimement tendue vers la modernité, elle comprenait la nécessité des réformes et les intériorisait. L’interaction du pouvoir et de la société, forgée à l’épreuve de la lutte pour l’indépendance, avait étayé l’expérience d’évolution spécifique de la Tunisie.

L’esprit critique, la vision à long terme, la rationalité, la valorisation de la science ont guidé la haute Administration tunisienne. Cet esprit a vaincu l’attitude de résignation, dissipé les superstitions, les archaïsmes et l’obscurantisme. Il a mis la société en état d’évolution rapide. C’est déjà un premier acquis.

La promotion de l’homme est posée comme l’objectif stratégique ultime de la planification du développement économique et social. La loi sur le nom patronymique soustrait l’individu à la tribu, lui reconnaît des droits, lui attribue des devoirs et l’individualise au moyen d’une Carte d’identité nationale. Il existe par lui-même. Il est maître de son destin.

D’emblée, avec la promulgation du Code du Statut Personnel, la dissolution des Habous publics et privés, l’unification de la Justice et l’absorption de la Justice charaïque dans la Justice civile, la Tunisie se donne un nouveau paradigme. Des institutions apparemment indestructibles, qui soudaient la société à la tradition religieuse séculaire, sont détachées de l’ordre religieux et rattachées à l’ordre civil.

Ce tournant ne se donne pas pour une rupture, mais pour la volonté de faire évoluer le référentiel coranique au moyen de l’effort d’interprétation et d’intelligence – ijtihad – parce que l’intérêt de la société l’exige. Ainsi la Tunisie indépendante tranche-t-elle les questions d’ordre terrestre non par référence au dogme d’inspiration céleste, mais par l’exercice de l’intelligence. Sans être nié, l’ordre transcendantal est confiné à la métaphysique des fins qui renvoie à la foi, tandis que le droit positif occupe la place. Du moins, la voie est-elle ouverte afin qu’il occupe toute la place.

Bref, la Tunisie proclame la fin du dogme. Cet acte d’audace ébranle l’absolutisme du sacré. C’est un acquis fondamental.
D’autres initiatives, appuyées ou non par la loi, mais soutenues par des campagnes vigoureuses de bout en bout du pays, appellent à la prohibition du voile et au contrôle des naissances. Elles sont lancées par le Président Bourguiba à l’ouverture du premier Congrès de l’UNFT en avril 1958. Dans une société plombée par la tradition autant que l’ensemble des sociétés arabes, la portée de ces réformes est proprement révolutionnaire. Le visage et le corps féminins s’élèvent à la visibilité et à la normalité. La prégnance est soustraite au mystère céleste et ramenée à un acte humain, naturel et parfaitement maîtrisable. La légalisation de l’avortement porte la réforme à son terme.

L’abandon du voile, l’encouragement de la femme au travail, la mixité font éclater les timidités et les dissimulations paralysantes et changent les catégories de la pensée et du comportement. Cette évolution pénètre les familles, les lieux de travail et jusqu’aux plages tunisiennes où des rapports naturels s’installent entre les jeunes, garçons et filles. De plus en plus, ces jeunes renoncent aux cercles masculins qui faisaient l’ordinaire de leur vie d’arabes, et se réunissent en couples, épurant le langage machiste ou grivois.
 
La Tunisie indépendante substitue le calcul astronomique à l’observation du croissant de lune pour la fixation du calendrier lunaire. Jusqu’en 1987, elle participait aux travaux d’un Secrétariat commun basé à Istanbul, composé de neuf pays islamiques, qui confrontait périodiquement les calculs des pays membres pour fixer le calendrier trois ans à l’avance. Les écarts enregistrés dans les calculs astronomiques des neuf pays étaient de l’ordre de quelques secondes, systématiquement inférieurs à une demi-minute. La nuit du doute, à la veille de Ramadan et de l’Aïd, devient obsolète.
 
La campagne de renoncement au jeûne de Ramadan n’a pas produit le même effet; justifiée par la nécessité de soutenir l’ardeur au travail et d’épargner à l’économie nationale la perte d’un mois aux normes de la productivité, elle a échoué. Elle a davantage servi le sens de la mesure et l’esprit de compromis à l’usage du pouvoir. Ce premier échec a donné un sens plus subtil au réformisme de la Tunisie indépendante. Il signifie que la société, loin d’être passive, donne la vraie mesure de l’admissibilité des réformes ; pour sa part, le pouvoir réalise qu’il ne peut pas tout. Cette limitation dicte de mettre en sourdine la légalisation du principe d’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme.

Ce projet conserve certes sa pertinence mais, n’en doutons pas, il ne sera octroyé : c’est à nous, si nous en sommes convaincus, de le rétablir dans l’agenda de la Tunisie égalitariste.

L’autre échec de la Tunisie indépendante est la fin brutale de la politique de collectivisation généralisée qui a surtout concerné l’agriculture et le commerce. Confusion, fuite en avant, dérobade ont marqué cet épisode aux conséquences lourdes. L’Etat, monté en bloc à l’appui de l’expérience qu’il avait tenté d’imposer du poids écrasant du parti, subit durement l’effet d’échec. L’épisode a fait éclater la logique du parti unique, remis la vie politique dans sa réalité dialectique et pavé la voie au pluralisme. Il a également éveillé la société à la vulnérabilité du bien matériel, auquel l’expérience avait conféré une fonction sociale qui transcende le droit de propriété. L’échec a enfin altéré le principe coopératif, qu’il sera nécessaire de réhabiliter dans l’intérêt de la saine culture économique.
 
Cet échec majeur a fait l’objet, en octobre 1971, d’une délibération responsable au sein du parti. Bourguiba, cependant, a fait le choix inverse de la majorité massive des militants. Dès lors, le régime était impuissant à gérer ses contradictions. La course au pouvoir a ouvert la voie à tous les opportunismes, à tous les enrichissements, à tous les affrontements. Dans cette foire d’empoigne, trois facteurs ont sauvé l’essentiel. L’ouverture libérale de l’économie a formé une classe moyenne consciente de son rôle dans la préservation des équilibres de l’Etat ; la création de la Ligue de Défense des Droits de l’Homme a uni les élites dans la défense de plus en plus difficile des libertés ; et la continuité d’une politique extérieure soucieuse de préserver la souveraineté du pays, de nous tenir loin des guerres du voisinage et d’assurer une coopération internationale absolument salutaire.
 
Dans le contexte de la décolonisation, la Tunisie s’est distinguée, dans ses rapports avec l’ancienne Métropole coloniale, et avec l’Occident en général, en cultivant un procès de connivence, tourmenté mais foncièrement confiant, alors que, dans ses rapports avec le monde arabe, elle s’en tenait à une controverse tenace, à peine tempérée par la commune solidarité avec le peuple palestinien. Un tel paradoxe renvoie à l’identité politique de la Tunisie indépendante, porteuse d’un projet d’avant-garde qui dépassait l’horizon arabe et la philosophie politique de ses dirigeants. Alors que l’Occident l’avait compris et respecté, les pays arabes, en revanche, avaient manqué l’intelligence de notre projet et se fourvoyaient dans des discours antagonistes affligeants.

Aujourd’hui encore, le bond en avant démocratique, inhérent à ce projet de société tunisien, n’est pas mieux compris par les dirigeants arabes. La méprise est à la mesure du décalage avec la culture de notre temps.

Relativement au règlement de la question palestinienne, la Tunisie s’était distinguée par une audace politique, dix ans après l’indépendance, en recommandant un compromis territorial réaliste basé sur une doctrine juridique solide et habile. Les pays arabes les plus fanfarons, qui se disaient de surcroît révolutionnaires, étaient aussi négatifs et hargneux à notre endroit. Leur aveuglement les a perdus.

Parmi les pays arabes, y compris les prétendus révolutionnaires, aucun, hormis la Tunisie, n’était jugé apte, à l’heure de vérité, pour abriter ni le GPRA, ni le Secrétariat de la Ligue Arabe, ni la Direction Palestinienne. A l’heure de vérité, la Tunisie ne manquait jamais de tendre la main aux frères du Maghreb et du Machrek, sans calcul ni bravade.     

Pour conclure

La concentration du pouvoir, l’hégémonie du parti unique, l’arbitrage d’un seul pour les grandes questions de politique intérieure et extérieure, étaient-ils justifiables ? Etaient-ils absolument vains ? Cette option de régime a prévalu dans l’ensemble des pays au lendemain des indépendances et marqué l’histoire du XXe siècle. Tant que les dirigeants aux commandes avaient la vertu, la culture et le sens de l’Etat, tant qu’ils avaient la probité, le sens de la décision et la capacité critique, ils pouvaient assurément faire plus pour les réformes indispensables de la société qu’un régime d’assemblée. Nous le savons bien.

Mais quand l’arbitre faiblit, quand vient à manquer la vertu, que des militaires ou des dogmatiques s’approprient ce type de régime, le risque est grand. Nous avons précisément enchaîné sur une telle catastrophe. Nous avons inscrit une page sombre de l’histoire de la Tunisie indépendante.

Or, au berceau de la première République, était née une société tunisienne définie, ayant acquis un niveau d’exigence, une ambition et un rythme qui l’avaient déjà distinguée dans le paysage du Maghreb et du Machrek. Cette société, en un bref orage, a pu balayer le despotisme, la corruption, l’hypocrisie et a fait barrage au retour rampant du dogmatisme.

La Tunisie réalise la première société arabe démocratique de l’histoire. Elle n’en a pas rêvé, elle l’a planifiée, elle l’édifie avec fermeté, d’étape en étape, dans la conviction qu’elle sert la grandeur de notre civilisation.

Ahmed Ounaïes
Les Rencontres de Tunis, 17 mars 2016