News - 17.03.2016

Indépendance: Des anniversaires pas toujours semblables

Indépendance: Des anniversaires pas toujours semblables

Les premières réticences de Ben Youssef à l’encontre des négociations franco-tunisiennes devant conduire à l’autonomie interne remontent au 1er novembre 1954, date du déclenchement de la révolution algérienne. Vivant dans une Egypte différente de celle que connut Bourguiba en 1946, à proximité des nouveaux dirigeants nationalistes et en contact permanent avec les leaders algériens au sein du bureau du Maghreb arabe, Ben Youssef se prononce contre le dépôt des armes par les «fellagas» et appelle à la poursuite des combats aux côtés des Algériens dans une guerre commune aux trois pays du Maghreb.

Au cours de fréquents séjours à Genève où il rencontre les négociateurs tunisiens, et constatant leur tiédeur à son égard, il exprime son dépit à Rachid Driss dans sa lettre du 22 février 1955 où il souhaite un échec total des négociations qui pousserait les Tunisiens à reprendre le combat armé et il finit par envisager de dénoncer les négociations, ce qu’il fait à la conférence de Bandung (18-24 avril 1955), qualifiant les accords en préparation de «dénués de tous les attributs de l’autonomie interne». Il maintient sa position et ignore les sollicitudes de ses amis du bureau politique l’invitant à accompagner Bourguiba à Tunis et bénéficier ainsi du triomphe qui lui est réservé le 1er juin 1955 où «la grande Histoire s’écrivait ce jour-là sous sa dictée», selon la formule de Chedli Klibi.

En déclinant ces invitations au retour, Ben Youssef devait être préoccupé par la préparation du combat qui l’attendait. Auréolé de sa présence à la conférence de Bandung parmi les grands du tiers monde, sûr de la fidélité de ses partisans au Néo-Destour se comptant à cette époque par milliers, de quelques chefs de la résistance armée, du soutien de Nasser et de quelques leaders algériens et profitant des hésitations de membres du bureau politique timorés par l’incertitude de l’épilogue du conflit, il rentre en Tunisie le 13 septembre 1955, prêt à en découdre avec Bourguiba tant il était sûr de sa victoire. Il s’attaque dès son arrivée et en présence de son adversaire aux conventions déjà signées et ratifiées, réitérant «le pas en arrière» pour les disqualifier.

Il multiplie ses contacts, semble un moment attentif aux arguments de Ben Salah, lui présentant au cours d’une réunion avec les organisations nationales les aspects positifs des conventions qui envisagent l’élection d’un parlement pouvant, selon lui, déclarer la souveraineté de l’Etat tunisien dès sa première  séance. Mais rien n’y fit pour le dissuader de son entreprise. Et son discours du 7 octobre à la Zitouna où il tire à boulets rouges sur les conventions, les qualifiant de pires que le traité du Bardo de 1881 et appelant à un combat généralisé aux pays du Maghreb, représente finalement le point de non-retour, et il est exclu dès le lendemain du parti même si l’annonce est retardée à la demande de Ben Salah qui ne désespère toujours pas d’une réconciliation miraculeuse entre les deux hommes. La publication de la nouvelle le 13 octobre, suivie par l’annonce de l’exclusion de Bourguiba du bureau du Maghreb arabe au Caire, a rendu la rupture définitive tant les dégâts étaient importants.

Au congrès de Sfax du Néo-Destour (15-19 novembre 1955), Bourguiba a présenté aux congressistes des arguments clairs et solides pour convaincre l’assistance de la justesse des engagements pris dans la voie des négociations et n’a pas manqué de secouer les récalcitrants anonymes, invitant tout le monde à se prononcer ouvertement pour un règlement définitif du conflit. L’Ugtt a pesé de tout son poids pour faire pencher la balance en faveur des options de Bourguiba, du bureau politique et du nouveau gouvernement conduit par Tahar Ben Ammar qui portent à l’évidence les orientations les plus conformes à la situation et le projet le plus bénéfique aux Tunisiens, en assurant la sécurité des congressistes sur place et en offrant en plus au Néo-Destour son propre programme économique et social en préparation pour le 6e congrès de la centrale prévu pour septembre 1956.

Saluant d’emblée le premier congrès du Néo-Destour dans une Tunisie enfin libre, Ben Salah indique que «les militants n’ont pas à sacraliser les conventions tuniso–françaises comparables selon lui à un habit pouvant être élargi à l’usage et que l’opinion internationale sait qu’avec ou sans conventions, le peuple tunisien se dirige résolument vers l’indépendance totale. Il appelle le futur gouvernement issu des élections de l’Assemblée constituante à s’armer d’une grande ambition et d’une forte volonté pour réaliser l’essor économique et la justice sociale et à se lancer dans l’édification du Maghreb arabe et d’oeuvrer pour inscrire l’avenir du pays dans un cadre africain et méditerranéen».

En adoptant les choix du bureau politique, le congrès a consacré la victoire de Bourguiba sur son rival qui ne désarme pourtant pas, poursuivant ses tentatives de renverser le cours des événements même après le lâchage des Algériens, dans des conditions rapportées du maquis par Chadli Benjedid dans ses mémoires.
La Tunisie s’est engagée depuis dans une zone de turbulences avec de fréquents affrontements entre les extrémistes des deux camps, entretenus par les aventuriers en tous genres encouragés par les jeux sournois des occupants de la Résidence générale de connivence avec des prépondérants du colonialisme.

Cette situation, compliquée par l’appréhension somme toute légitime des membres de la famille beylicale quant à l’avenir immédiat, même si l’annonce de l’instauration d’une monarchie constitutionnelle est de nature à les apaiser ainsi que par l’agitation de prétendants divers à l’appétit de loup, rend plus difficiles les négociations finales. Le président du Conseil, Tahar Ben Ammar, les conduit à leur terme avec la sérénité et la patience acquises au contact des terres où l’on apprend très tôt «le geste auguste du semeur». A l’indépendance et avec le démarrage des travaux de l’Assemblée, Tahar Ben Ammar présente sa démission. Tout le monde, écrit Chedli Klibi, «pense qu’une personnalité du Néo-Destour sera appelée à diriger le premier gouvernement de l’indépendance sauf un homme téméraire, le fougueux secrétaire général de l’Ugtt, celui que l’opinion considère comme l’homme fort du moment. Ahmed Ben Salah a son idée à ce sujet, le rôle de Bourguiba, selon lui, sera d’exercer un magistère qui lui permettra d’indiquer les grandes orientations et de veiller à les faire respecter par ceux qui gouvernent. Il pense à Gandhi»  et non à Nehru, comme l’envisage Behi Ladgham, nous précise Ben Salah «Mais Bourguiba, poursuit Klibi, veut le pouvoir, tout le pouvoir, et tout de suite. Et le magistère, de surcroît. Il veut la puissance politique qui fera de lui la source de toute décision. Il veut changer le monde et non pas attendre que d’autres s’essaient à le faire».

Et Ben Salah, premier vice-président de l’Assemblée, aurait préféré présenter un autre personnage à Lamine Bey comme candidat à la présidence du Conseil. Il voyait mieux Bourguiba présider le Parlement pour mieux renforcer la nouvelle institution, et nous préférons laisser au lecteur deviner le nom souhaité à cette époque par Ben Salah pour diriger le gouvernement. C’était une époque difficile à tout point de vue et on peut imaginer qu’au-delà de toutes les joies, il pouvait y avoir plus de fiel que de miel. A la question de savoir s’il pouvait adresser aujourd’hui un message à la classe politique, Ben Salah nous répond qu’il était urgent dans l’immédiat de lancer quelques grands projets économiques de nature à redonner de l’espoir aux jeunes. Il exprime même son grand étonnement du retard pris sur ce plan. Pour le futur, il voit bien «l’avenir de la Tunisie dans le cadre d’un Maghreb arabe et d’une unité africaine reconstruits sur de nouvelles bases selon la nature du monde de demain, ce qui existe actuellement étant sans âme. Face à l’Europe et aux USA, il n’est pas interdit de penser à construire les Etats unis d’Afrique. Et il n’est jamais trop tard pour bien le faire».

Salem Mansouri
Chercheur en sciences sociales,
ancien gouverneur 1982-1987