En 1911, mission «civilisatrice» de l’Italie en Libye?
L’excellent rappel historique de M. Mohamed el Aziz Ben Achour sur le site de Leaders « Il y a 220ans : un corps expéditionnaire tunisien à Tripoli » s’achève à la conquête de Libye par l’Italie en 1911.
Comme le Salon anticolonialiste se tient à Paris ce weekend, l’occasion est ainsi offerte pour parler d’un ouvrage émouvant traitant de la Libye.
Il s’agit d’un petit livre poignant intitulé « A fendre le cœur le plus dur » (Inculte/Dernière marge, éditeurs, 2015) dans lequel les romanciers Jérôme Ferrari et Olivier Rohe exhument des archives plus de 200 photos prises lors du conflit italo-ottoman en Libye (du 29 septembre 1911 au 18 octobre 1912). L’historien Pierre Schill a écrit une postface lucide à cet ouvrage. Ce photoreportage de guerre- un des plus anciens à rendre compte d’un conflit armé dans le monde arabe- est l’œuvre du journaliste-écrivain Gaston Chéreau, chargé de « redorer le blason de l’armée italienne » terni par la disproportion de la réaction italienne et les pendaisons en série face à la résistance de la population et des officiers turcs alors que « l’aptitude de l’Italie à tenir une colonie étaient mises en doute par des puissances européennes rivales ».
Le marché colonial
En 1878, le traité de Berlin accorde à la France la possibilité d’occuper la Tunisie- également convoitée par le jeune royaume d’Italie. Notre pays comptait alors le contingent de population européenne le plus nombreux. Rome reçoit, en compensation, l’autorisation d’occuper la Tripolitaine. Les Italiens mettent tout en œuvre pour s’approprier ce « quarta sponda » (quatrième rivage) et leurs intellectuels de pérorer, avec des trémolos dans la voix, sur « la province africaine de l’Empire romain », en évoquant la terrasse de Cyrène vouée à Apollon, Sabratha la punique puis romaine et byzantine, les marbres polychromes de Leptis, les églises d’El Latrum et les terres fertiles de Cyrénaïque rappelant au passage qu’un des plus grands souverains de Rome, Septime Sévère, venait d’Afrique. Oubliant leurs querelles d’il y a à peine vingt ans, la France et l’Italie signent, en 1902, un accord secret par lequel elles s’accordent la liberté mutuelle d’intervenir respectivement en Libye et au Maroc. Dans ce dernier pays, Paris impose son protectorat, en mars 1912, au sultan Moulay Abdel Hafid. L’Italie se sent alors les mains libres d’autant que la France, ayant digéré la menace allemande sur le royaume chérifien, - après le coup de chaud de la canonnière Berlin à Agadir- et que « le marché colonial » a cédé le Cameroun à l’Allemagne.
Une guerre la fleur au fusil
Les Italiens sont arrivés en Libye « la fleur au fusil », convaincus que la Turquie ne disposait pas plus de 4000 soldats en Tripolitaine et que les populations, ne portant pas dans leur cœur les Ottomans, allaient les accueillir avec des dattes et du lait ! Ils ne s’attendaient donc guère à ce que de jeunes officiers turcs, parmi lesquels un certain Mustafa Kemal- futur Ataturk, et qui se signala par de nombreux faits d’armes contre les envahisseurs- parviennent à opposer une résistance acharnée en mobilisant les tribus de Tripolitaine, du Fezzan, de la Cyrénaïque et « même du sud tunisien » assure l’historien Pierre Schill, - preuve s’il en faut- de la solidité des liens entre nos eux peuples ! C’est ainsi qu’à l’oasis de Charaâchat (Sciara Sciat) dans la banlieue sud-est de Tripoli, le 23 octobre 1911, les 500 soldats du 11ème régiment de bersagliers italiens, pris à revers, sont décimés. Pierre Schill écrit que « la grande peur » éprouvée par la troupe entraîne une répression « émotionnelle » immédiate qui s’abat sur la population tripolitaine ».Tous les habitants de l’oasis soupçonnés d’avoir prêté main forte aux Turcs sont passés par les armes, sur place, sans autre forme de procès. On estime, dit Schill, entre 1000 et 4000 les Libyens – femmes, enfants et vieillards- sommairement exécutés. Pour ne rien dire des destructions massives infligées par l’artillerie lourde. Un millier de pendaisons publiques furent perpétrés par les Italiens pour affirmer leur pouvoir conquérant, leur position coloniale de ce côté-ci de la Méditerranée et leur implacable domination. 1500 Tripolitains « dangereux » seront déportés dans les îles italiennes (Lipari, Pantelleria…) et très peu reviendront en Libye. Des journalistes britanniques présents en Libye informèrent l’Europe des massacres, des exactions, des viols et des incendies perpétrés par les Italiens dès le débarquement des troupes d’occupation. L’Italie décida alors de « combattre la presse par la presse » d’où probablement la mission confiée à Gaston Chéreau qui écrira vingt articles et fera ces 200 photos.
Mission « civilisatrice italienne» ?
Pour prouver sa « mission civilisatrice » en Afrique, auprès d’Arabes (désignés par le vocable dégradant d’« indigènes ») violents et frustes, l’Italie installa des tribunaux militaires avec tout le décorum requis…même si, à Tripoli, en décembre 1911, le gibet est dressé sur la place du Marché-au- Pain avant l’ouverture de l’audience ! Sur cette place de Tripoli, le 6 décembre, on avait, pour marquer les esprits, pendus- pour la première fois- quatorze résistants et deux jours plus tard, 21 autres Libyens ont été suppliciés dans l’oasis. Justifiant leur choix de la pendaison, les Italiens assuraient que les Arabes « préfèrent » mourir sous les balles d’un peloton que de subir la peine « infâmante » de la pendaison publique ! Argument peut être valable dans le cas de bandits de grands chemins mais pas lorsqu’il s’agit de résistants pris les armes à la main pour défendre leur patrie et d’opposants à une invasion étrangère ! La fin de la guerre signée entre la Turquie et l’Italie ne donne nullement aux colonialistes le contrôle effectif de la Libye ; la confrontation avec la population opposée à la main mise de Rome se poursuivra jusqu’en 1931 avec l’arrestation et la pendaison publique du chef de la résistance des tribus de Cyrénaïque le grand Omar al Mokhtar et le recours aux camps de concentration pour les résistants libyens. Œuvre « civilisatrice » de l’Italie n’est-ce pas, tout à fait comparable à celle de la France en Tunisie avec les tueries de Tazerka et du 9 avril, les assassinats de Hédi Chaker et de Farhat Hachèd ou les horribles massacres de la soldatesque colonialiste à Sétif en Algérie et à Madagascar en 1947!
Le premier bombardement aérien de l’Histoire
La Libye lors de cette guerre coloniale imposée par l’Italie vivra, 1er novembre 1911, le premier bombardement aérien de l'histoire quand un pilote italien en mission de reconnaissance larguera quatre grenades sur les troupes ottomanes. Le colonialisme espagnol et français utiliseront l’aviation et les gaz de combat contre les combattants et la population civile lors de la guerre du Rif menée par l’émir Abdelkrim Khattabi. Ce dernier ne se rendra à la France, en 1926, que pour empêcher l’extermination de la population civile par le gaz moutarde. Pourtant, il avait infligé, le 20 juillet 1921, à Anoual, une défaite mémorable et humiliante aux 60 000 hommes de l’armée du général espagnol Manuel Fernández Silvestre…lequel, ayant fui, dut se suicider le 22 juillet 1922. L’Espagne fut contrainte de se retirer permettant à Abdelkrim de fonder la République du Rif. Il montra ainsi qu’une armée européenne moderne pouvait être défaite semant l’espoir de se débarrasser des colonisateurs tant au Maghreb qu’ailleurs, de l’Afrique noire de Sékou Touré jusqu’au Vietnam de Ho Chi Minh.
Pierre Schill constate que cette guerre coloniale qui déstabilise « l’équilibre politique continental, allait devenir l’un des éléments moteurs de la mécanique complexe aboutissant en août 1914 à l’embrasement de l’Europe ».
Quid alors de la mission «civilisatrice» l’Italie?
Mathias Enard, Prix Goncourt 2015 pour son roman « Boussole », appelle à reconnaître « la terrifiante violence du colonialisme.»
De leur côté, commentant le travail de Gaston Chéreau qui fuit en Tunisie les horreurs italiennes en Libye- horreurs qu’il ne condamne pourtant que dans les lettres adressées à son épouse mais pas dans ses articles- les auteurs de ce terrible livre écrivent : « Peut-être regrette-t-il déjà, à sa façon, que partout où nous allions, nous ne puissions rien rencontrer d’autre que nos propres ordures. Car c’est ainsi partout où nous allons, depuis longtemps, nous ne rencontrons que nos propres ordures. »
Ordures, oui, toujours des ordures, encore des ordures à la pelle, comme aujourd’hui encore en Irak, en Palestine, en Syrie et au Yémen !
Mohamed Larbi Bouguerra