Réflexion sur la rhétorique de Cheikh Ghannouchi au Congrès de Nida
Tout le monde connaît le logo d’Ennahdha : un oiseau bleu –dont l’espèce est mal identifiée-en plein envol. Les deux ailes de cet oiseau sont reliées par un trait discontinu d’un bleu moins foncé qui dessine ainsi comme un cercle au milieu duquel apparaît une étoile rouge à cinq branches (faisant penser au drapeau tunisien, mais refait).
Cet emblème peut comporter plusieurs significations : l’envol connote les choses spirituelles, la liberté, mais aussi la volonté d’hégémonie.On sait que dans l’imaginaire humain, le schème ascensionnel désigne la quête de la puissance et de la suprématie.
Cheikh Ghannouchi, prenant la parole au Congrès de Nida, compare l’alliance Nida-Ennahdha aux deux ailes d’un même oiseau. La Tunisie serait cet oiseau animé par l’union des deux principaux partis politiques.
Mais, la rhétorique du Cheikh va plus loin. Elle comporte une couche de non-dit qui est probablement plus importante que l’explicite apparemment bienveillant du discours du Cheikh. En disant que l’enthousiasme de notre pays émanerait essentiellement de cette image de l’oiseau à deux ailes, mû par deux partis alliés, Ghannouchi suggère que désormais, Nida est une aile de l’oiseau d’Ennahdha. Il devient une pièce motrice de l’oiseau qui incarne essentiellement le parti islamiste. C’est aller au-delà du simple partenariat. Désormais, le parti de Béji Caïd Essebsi n’est qu’une partie de l’anatomie, de la physiologie et de la métaphysique d’Ennahdha. Ce parti s’incorpore Nida, se l’assimile. Mais, dans cette iconographie, la colonne vertébrale reste le parti islamiste. On est à mille lieues du logo du palmier qui incarne l’ancrage et l’authenticité. On passe ainsi du symbolisme agraire au symbolisme aviculaire, de l’ancrage et des racines au symbolisme aérien.
Mais, cette symbolique aérienne basée sur l’hégémonie d’Ennahdha qui cherche à domestiquer Nida en en faisant l’une des forces du parti islamiste, finit par embarrasser Cheikh Ghannouchi–aux yeux des Nidaistes et des autres formations politiques franchement jetées en dehors des postes de commande-. C’est ainsi que le Cheikh a aussitôt remplacé cette image par la fameuse icône de l’arche noachique.La Tunisie est alors métaphoriquement décrite dans la suite du discours à une nef qui devrait intégrer tous les Tunisiens à une approche inclusive et salvatrice. Cette deuxième rhétorique du Cheikh opère ainsi une sorte de nivellement des Tunisiens, basé sur le sens de la réconciliation et du refus de toute considération discriminatoire.
On peut croire que les deux images sont qualitativement et sémantiquement différentes et indépendantes l’une de l’autre. En fait, il n’en est rien. Au fond, l’orateur, là aussi, a implicité un message d’une importance capitale. L’alliance des deux partis en question et leur envol commun, sont tributaires de cette réconciliation délibérément recherchée, de cet anéantissement de la mémoire qui ressuscite des souvenirs compromettants qui suscitent des scissions et des souffrances.
La Tunisie a besoin de ses compétences. Vouloir extirper les islamistes ou les destouriens serait condamner la Tunisie au naufrage et aux «gouffres amers ».Mais le Cheikh a fait une erreur monumentale : cette réconciliation ne peut en aucun cas être le fait d’un arrangement de deux partis. Elle est l’affaire de la société tout entière. Ce n’est même pas la majorité parlementaire qui la décide. Ce que la société peut faire au terme d’un pacte historique ne peut être fait par deux partis qu’au prix d’un acte abusif d’usurpation et d’imposture. C’est pourquoi, j’imagine que l’oiseau en question –censé être « roi de l’azur-, symbole d’une Tunisie réconciliée avec elle-même, aux deux ailes telles qu’elles sont décrites par Ghannouchi, finirait par être incapable d’envol « maladroit et honteux », « comique et laid ». « Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher ».
Jamil Chaker
Nb : Les mots entre guillemets sont empruntés à L’albatros de Baudelaire.