Penser la crise avec une pensée en crise?
La crise est d’évidence multiforme. Elle ne peut se réduire à la seule dimension économique et sociale, du moins telle que perçue par «l’économisme» ambiant et largement dominant. La crise est aussi politique ! Nul besoin de développer longuement, à observer les mœurs dissolus et les turpitudes de la sphère des partis-lémures et de la gouvernabilité fantasque !La crise de l’Etat, de ses institutions, de ses corps constitués, de ses administrations…à coups sûr… dont le caractère délétère, quasi-déliquescent, ne peut plus être que franchement contesté. On pourrait ainsi égrainer la liste des diverses facettes,-de ce « mal être»-, qui débordent largement sur la vie quotidienne mêmede nos concitoyens : crise de l’école, de celle de la santé, de la sécurité, de la justice. Mais voilà, et pour toute réponse on nous dit : Patientez encore un peu, les sauveurs sont là.La Tunisie serait cet oiseau soutenu sous ses deux ailes par les ex-frères ennemies, ultraconservateurs, s’il en est ! Ce n’est pas un canular, non ! Mais celui-ci bat tous les records d’incongruité, d’inconvenance, d’indécence!
Quitte à faire grincer encore quelques dents, rappelons que nous avons été dès octobre 2012 quasi seul à dire que nos deux figures emblématiques avaient en commun bien plus de ressemblances que de dissemblances. C’était pour reprendre une formule célèbre « bonnet blanc et blanc bonnet ».
Si donc la probabilité de s’engager dans une perspective plus largement viable s’éloigneencore un peu plustant le discours insipide de la concorde et du consensus tourne à vide ; que peut bien réserver la suite, après bien sûr, l’ineffable bouffonnerie du Forum de Davos, s’entend. Tout un chacun se demande dans cette tourmente tout autant interminable qu’imprévisible, à quoi et à qui pourrions-nous avoir recours, à quoi et à quinous raccrocher ?Les historiens ont, de longue date, décryptés avec soins et détails diverses séquences chaotiques et tourmentées de nombreux pays. Ils nous apprennent qu’elles durent le temps que le tamis de la recomposition des forces fasse son œuvre, et que l’issue n’est jamaisdéterminée à l’avance. A tout moment peuvent intervenir des inflexions pour ne pas dire des bascules. Mais alors sombre avenir si le pays venait à emprunter de proche en proche le chemin d’une somalisation ! Nous n’en sommes pas là!
Il faut bien reconnaitre aussi que notre imaginaire collectif est en panne et son horizon bouché.
Les référentiels d’après-guerre comme ceux des premières années d’indépendance ont fini par s’essouffler et pour,-par la suite-, passer aux oubliettes. L’utopie mobilisatrice du projet communiste a viré au cauchemar. Le volontarisme réformiste des «Perspectives Décennales » visant à la création d’un Etat Providence à l’instar des pays développés est venu buter sur les conditions mêmes de son renouvellement et sa reproduction pérenne. En une simple phrase, nous sommes passés du consensus de Philadelphie au consensus de Washington. Exit J M Keynes, bienvenue à Milton Friedman.
Dans cet imaginaire bousculé puis paralysé à partir des années 90, vont venir s’installer de nouvelles perceptions et visions du monde. Celle de la fin de l’Histoire (Fukuyama) et l’avènement d’un ultralibéralisme planétaire triomphant de « la lutte de tous contre tous». Celle aussi du clash des civilisations (Huntington). Au total, des visions, des théories plus dangereuses les unes que les autres, mais qui prennent par moment la forme de prédictions auto-réalisatrices.
On ne peut aussi qu’être frappé aussi par la pauvreté crasse, par l’indigence notoire de l’imaginaire collectif de ce que l’on nomme aujourd’hui «les économistes» transformés, il est vrai au fil du temps en experts de « la chose ».Pas plus d’une centaine de mots n’habite leur pensée. Mais ils sont capables de discourir des heures entières sur les bienfaits (mortifères) de la compétitivité, du chiffre après la virgule d’une croissance, -pure fiction-, lorsque plus d’un tiers du substrat économique échappe à toute mesure. Mais aussi effort ultime…celui de percevoir pour tout avenir à ce pays qu’un grand port financier adossé à une vaste place marchande (le Mall).
«Créer de la richesse d’abord, une meilleure répartition suivra»…Que de mots malades dans cette simple injonction. Quoi produire? Pour qui ? Pour quelle finalité ? On observera que le fétichisme de l’argent aremplacé toute réflexion sur le devenir commun…y compris chez les islamistes!
Un pseudo pragmatisme s’appuyant sur un prétendument «réalisme politique » a pris le pas, envahissant cet imaginaire pourtant indispensable pour penser un futur. Il n’est plus question que de se conformer aux normes et conduites en vigueur dans cette globalisation marchande. Pour preuve, si les toutes premièresvagues d’entrepreneurs se sont lancées dans l’aventure industrielle ô combien périlleuse avec plus ou moins de bonheur, les nouvelles générations n’ont pas ces mêmes ambitions. Elles préfèrent les « affaires» sans risques majeurs et rapidement lucratives à telle enseigne que l’essentiel des maigres investissements locauxenregistrés au cours de cinq années se sontessentiellement portés sur les services et singulièrement sur les activités de franchise marchande (Kiabi, Pizza Hut, grande distribution étrangère…etc.)
Si la tonalité générale de ce propos laisse transparaître et pourrait suggérer un certain pessimisme, il ne peut être question de démission ni moins encore de résignation intellectuelle. Ce n’est qu’une question de temps. Notre modèle dit de développement est en passe de disparaitre sous les coups de boutoir d’une corruption en voie de généralisation, même si les classes dirigeantes s’échinent à vouloir le sauvegarder.La fameuse résilience n’est plus que l’ombre d’elle-même, mais il est vrai qu’en la circonstance l’islamo-libéralisme radical y est allé de sa contribution sanglante!
Une nouvelle année qui somme toute démarre sous les plus mauvais auspices. Mais une fois encore ce n’est qu’une question de temps, la roue de l’histoire va continuer à tourner!
Aux soubresauts réguliers ponctués de phases d’apathie languissante de cette société qui se cherche pourrait bien survenir ce que d’aucuns nomment «une accélération de l’histoire». Notre situation fait inévitablement penser à la série de signes précurseurs d’une éruption volcanique (grondement-accalmie- accélération de la fréquence). Mais peut-être n’en sera-t-il rien!
Observons malgré tout qu’ici et là, d’autres idées toutes nouvelles émergent…qui ne demandent qu’à s’agencer et à s’articuler entre elles. Celles de l’économie circulaire, du travail collaboratif, de l’économie sociale solidaire ou participative, qui reposent sur le partage ou le lien social, l’entraide, ou la convivialité. Des idées balbutiantes mais suggérées par la montée en puissance des nouvelles technologies.« La nouvelle société du coût marginal zéro » de Jeremy Rifkin n’est bien évidemment pas à l’ordre du jour. Ce n’est qu’une utopie qui ne se fraiera pas de chemin tant que la gouvernance globale sera dominée par les impératifs de l’efficacité marchande et la rentabilité financière. Il reste que comme pour toutes les utopies, celle-ci va finir par faire émerger quelques idées force.
Des nouvelles idées donnant lieu à de nouvelles perspectives ne sauraient exister sans de nouvelles forces politiques qui les sous-tendent et les soutiennent….Nous n’en sommes pas là, loin s’en faut!
Alors vaut-il mieux conclure sur une note un peu plus optimiste à la manière d’un Coluche, jamais en retard d’un sophisme« les portes de l’avenir sont ouvertes à ceux qui savent les pousser»!
Hédi Sraieb
Docteur d’Etat en économie du développement
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