Yadh Ben Achour: Patriotes, réveillez-vous!
La violence terroriste sacrificielle qui se développe actuellement dans notre pays constitue certainement la forme la plus aiguë de violence, mais elle est loin d’en monopoliser le champ. Vous n’avez qu’à prendre la route pour vous rendre compte qu’un «code» pas seulement de la route, mais du comportement, n’existe plus vraiment. Le règne du laisser-faire\laisser-aller ne peut conduire à rien d’autre qu’à la violence.
e président de la République avait gagné les élections pour avoir axé sa campagne électorale sur deux principes fondamentaux. Le premier : « un État civil, pour un pays musulman ». Le second : « rétablir l’autorité de l’État» haybat a-dawlah. C’est grâce à ces deux slogans mobilisateurs qu’il a pu rassembler dans un seul parti un ensemble tout à fait disparate de forces, de partis et de personnalités de tous bords, uniquement cimentés, d’une part, par le souci de revenir au mythe fondateur de l’indépendance : «oui à la religion sociale réformée, non à la religion politique et, d’autre part, par le souci de mettre fin au laisser-faire\laisser-aller à tous les niveaux de la vie sociale.
«Un État civil pour un pays musulman» n’est pas une expression vide de sens. Elle implique une action déterminée contre toutes les formes de religiosité politicienne. Cette action, évidemment, ne doit pas se faire par les moyens de contrainte, encore moins par les moyens de violence. C’est une action de longue haleine de nature culturelle, éducative et sociale. Ce retour au mythe fondateur de notre indépendance ne doit évidemment pas se faire par la seule action de l’État. La société civile doit y contribuer très fortement. C’est d’ailleurs l’action de cette société civile qui a empêché toute les tentatives d’islamisation de la société et de l’État au cours de la période transitoire. Aujourd’hui, nous sommes très loin du compte. L’islamisation de la société qui, pour certains, doit préparer l’islamisation de l’État, continue à se développer, malgré l’action de redressement que le gouvernement exerce, par exemple au niveau des affaires religieuses ou de l’éducation. Nous le constatons dans les grandes institutions étatiques et les services publics. Dans les lieux publics, les hôpitaux, les cliniques, les écoles, les tribunaux, continue de régner cette sorte de bigoterie légaliste ravageuse. Dans certains services d’état civil, devant certains tribunaux, non seulement le Code du statut personnel est laissé de côté, mais la constitution elle-même de 2014 est ignorée et violée. C’est ainsi que certains juges, comme la cour d’appel de Tunis dans son arrêt du 26 juin 2014, agissent comme si la constitution de 2014 n’existait pas, ou lui donnent une interprétation totalement absurde qui la vide de son sens. Il reste par conséquent beaucoup à faire et le gouvernement doit établir une stratégie de longue haleine, cohérente et rigoureuse, pour lutter contre la culture qui essaye de renverser l’ordre des choses en confondant religion sociale et religion politique. C’est dans ce milieu, dans cette culture, que le terroriste puise ses ressources et sa conviction fondamentale, d’après laquelle le monde terrestre des humains doit être détruit s’il ne répond pas à l’ordre théologico-législatif décidé par Dieu. L’anti-humanisme du terroriste procède de cette conviction que sa vie et celles des autres peuvent être sacrifiées pour cette cause, à ses yeux la plus sublime de toutes. Lutter contre le terrorisme, c’est d’abord s’attaquer à cette culture.
Le terrorisme en Tunisie se nourrit à la fois du contexte idéologique de l’islamisme post-révolutionnaire, du contexte international et régional, mais également, et dans une forte mesure, du problème de la justice sociale non maîtrisé et qui constitue, à côté de la culture, la cause la plus directe du phénomène terroriste. La question se ramène aux seuils inadmissibles de pauvreté aggravée après la révolution et qui renforcent le sentiment d’exclusion sociale et affaiblissent ou parfois même détruisent le sentiment d’appartenance nationale et citoyenne. Le témoignage de Nassim Soltani, parent du berger Mabrouk Soltani, décapité par des terroristes dans la région de Sidi Bouzid et diffusé le 16 novembre 2015 par la télévision, est, sur cette question, plus éloquent que tous les livres écrits sur les origines du terrorisme. Ces seuils de pauvreté qui fortifient les ressorts psychologiques de toute forme de violence permettent aux terroristes d’acheter à la fois les consciences et le silence de leurs victimes et de procéder à leur recrutement, à leur entraînement et au lavage de leurs cerveaux. L’enracinement du terrorisme dans le monde et dans notre pays n’est pas le produit d’une aberration. Pour lutter contre le terrorisme avec efficacité, il est nécessaire de prendre conscience que ce dernier peut avoir de bonnes raisons d’agir comme il le fait, dans un milieu qui a de justes raisons de l’accueillir. À ce niveau, nous revenons au problème de la justice sociale qui constitue la moitié des objectifs de la révolution, l’autre moitié étant la liberté Les mesures sécuritaires et les lois antiterroristes, comme la loi organique n° 22/2015 du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent, indépendamment de leur caractère liberticide, à eux seuls, ne résoudront pas les problèmes.
Que ce soit en traitant le problème du terrorisme, ou celui de l’autorité de l’État, une idée essentielle, existentielle, doit toujours demeurer à l’esprit : une révolution a eu lieu. Trop de gens ont tendance à l’oublier. Nous ne pouvons pas pratiquer la politique en oubliant ce fait majeur. Or, il est triste de constater que la pratique politique aujourd’hui ne répond pas à ce qui fut la cause essentielle de la révolution et ne correspond pas non plus à cette promesse de rétablir l’autorité de l’État. L’actualité non seulement ne va pas dans le sens du rétablissement de l’autorité de l’État, mais, au contraire, va dans le sens de son affaiblissement.
Les autorités exécutives, certains partis politiques, certains députés de l’ARP se comportent tout d’abord comme si la révolution n’avait pas eu lieu. La division à l’intérieur de Nida Tounes ne serait pas trop grave si elle avait des implications limitées à ce seul parti. Malheureusement, ces divisions vont bien au-delà. Elles touchent l’équilibre des coalitions si difficilement acquis à l’intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple, elles touchent le fonctionnement et l’équilibre des pouvoirs publics et même l’interprétation et l’application de la Constitution. Est-ce cela l’autorité de l’État? Par ailleurs, il faut rappeler que le peuple tunisien est devenu viscéralement et épidermiquement hostile aux affaires de clans et de famille. Sans vouloir juger aucunement les personnes et quelle que soit leur valeur respective, fussent-elles des réincarnations de ‘Umar Ibn Abdelaziz ou de Marc-Aurèle, il se fait que notre peuple ne supporte plus les affaires de clans ou de famille. C’est un fait objectif, peut-être injuste sur le plan de la justice distributive personnelle, mais qu’il ne faut pas discuter. Il en est ainsi parce que la révolution en a ainsi décidé et que des martyrs sont tombés pour cette cause. Parce qu’une révolution a eu lieu, le rétablissement de l’autorité de l’État doit être compris dans cette unique perspective. Les affaires de Nida Tounes portent une grave atteinte au président de la République, au niveau national et au niveau international, mais, par-dessus tout, elles atteignent profondément le prestige de l’État, Dans ce jeu, tout le monde sortira perdant, sauf les terroristes. Patriotes, réveillez-vous!.
Yadh Ben Achour