Vingt ans de libre échangisme: insidieusement désavantageux pour la Tunisie
Les autorités tunisiennes sont engagées depuis Novembre 2012 dans un nouveau round de négociations autour d’un nouvel accord avec l’Union Européenne intitulé accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA). Accord donc qui viendrait prolonger celui conclu et mis en œuvre en 1995 mais dont l’effectivité -ce que peu savent- n’est complète et totale que depuis 2008. En d’autres termes il aura fallu près de 12 ans pour que l’ensemble des dispositions attendues n’atteignent leur plénitude.
Rappelons, à toutes fins utiles, que le gouvernement de l’époque s’était engagé au cours du processus de Barcelone, -via le partenariat euro-méditerranée-, dans la voie d’une libéralisation de l’économie. Un changement de cap qui devait déboucher à terme sur une économie de marché plus compétitive. Une transition qui s’appuyait d’emblée sur une libéralisation des échanges extérieurs, la promotion de l’initiative privée, le désengagement de l’Etat de la sphère de la production par la privatisation des entreprises publiques (219 qui auront rapportés plus de 6 milliards sur la période).
L’accord de libre-échange de 1995 portait prioritairement sur le démantèlement progressif de droits de douanes liés aux produits industriels décomposés en 4 catégories. L’ALECA se propose d’élargir ce désarmement douanier aux secteurs agricole etdes services. Mais que de temps passé depuis 1995!
On imagine d’emblée la difficulté, -quasi insurmontable-, pour établir un bilan exhaustif et objectif des effets pour le moins contradictoires, pour l’essentiel imperceptibles à l’œil d’aujourd’hui, dilués par ce temps long. Pourtant un bilan suffisamment contrasté serait nécessaire avant de s’engager plus avant. Or, l’information dans ce domaine est particulièrement pauvre, pour ne pas dire quasi-inexistante. Les institutions locales INS IEQ ou BCT n’ont réalisé aucune étude digne de ce nom.
On comprend mieux la valse-hésitation des ministres qui semblent traîner des pieds au grand dam de l’ambassadrice de l’Union Européenne qui fulmine et parait perdre patience. Il est vrai aussi que le contexte politique et social a changé depuis 2011 ! Mais ce désarroi du pouvoir, -en dehors des ministres du commerce et de la coopération-, est d’autant plus grand que les enjeux sont sensibles et que la société civile et l’opinion sont très remontées. A preuve: les chiffres plus ou moins fantaisistes qui circulent sur le « manque à gagner fiscal » (assimilé à des pertes) engendré par le démantèlement des taxes de douanes depuis 1996. Un état des lieux, un inventaire, qu’il serait pourtant indispensable de faire. Mais là encore politiquement sensible ! L’INS et l’IEQ, qui disposent tous deux, des données comme des outils semblent être astreints à un devoir de réserve...pour ne pas dire autre chose!
Les rares données publiques sont partielles et partiales et apparaissent totalement alignées sur les normes et méthodes édictées par l’OCDE et l’OMC. A vrai dire le peu d’empressement des hauts fonctionnaires et des politiques serait lui-même la résultante de ce manque de recul et d’une totale imprévisibilité de ce qui pourrait advenir en cas d’acceptation des propositions émises par l’UE. Même si « la donne politique » a changé, les responsables se savent en position d’infériorité, leur pouvoir de négociation reste faible face la puissance de l’Europe et de sa commission!
On entend bien le mot asymétrie ici et là. De marché de dupes, et d’inégalités des renoncements à concéder contre des avantages à retirer. Alors sans doute, faut-il prendre son temps et temporiser car c’est indéniablement la seule petite faveur qui puisse être octroyée et autorisée par l’UE.
Peu de travaux fiables rétrospectifs, peu d’analyses prospectives ou prévisionnelles en dehors de celles commanditées par les bailleurs de fonds (AFD, BM) ou parfois par la commission européenne elle-même, par institution nationale interposée (BCT - FEMISE). Alors il faut donc retrousserses manches et repartir des quelques rares études indépendantes telles celles du réseau européen des droits de l’homme (Azzam Mahjoub 2015) ou de consultants Ben Minoune ou Ecorys (2013). Des efforts louables qu’il convient ici de saluer et qui ont déjà le grand mérite d’exister!
L’espace qui nous est imparti dans ce papier ne nous autorise même pas à résumer les enseignements plausibles et convaincants auxquels aboutit cette myriade de petites enquêtes ponctuelles réalisées sur ce sujet depuis le début des années 2000.Il est néanmoins possible d’affirmer qu’en dépit des financements importants octroyés dans le cadre du soutien budgétaire, le pays et sa population ont beaucoup perdu au change (n’en déplaise à certains). Tout d’abord au plan de la croissance économique : celle-ci est restée équivalente entre 95 et 2005 à ce qu’elle était durant la décennie précédente (85-95) et s’est même tendanciellement tassée si l’on inclut les années 2008 -2010. Ensuite sur le plan de ses ressources fiscales (en 1995 les taxes douanières représentaient 22% des ressources budgétaires, encore 11% en 2000, 4% en 2010). Un simple calcul permet d’observer que le pays aurait « perdu » près de 1,5 milliards de DTN en moyenne pondérée par an en valeur actuelle, certes compensés par une hausse considérable des impôts directs (23% en 95 à 28% en 2008) mais encore plus surement par celle de la TVA (25% en 95, 32% en 2008). Un report évident sur la fiscalité locale mais qui va assez vite venir buter sur le tolérable « politiquement » !Le Trésor public acculé aura recours à un endettement croissant et l’Etat sera conduit à réduire ses dépenses.
L’ouverture du pays aurait permis un très net afflux d’IDE et la création de près de 500.000 emplois ! Rétorquent les inconditionnels du ministère de la coopération et de l’investissement (dénomination sciemment tronquée). Certes, mais ces IDE se sont portés à plus des 4/5 sur des secteurs à très faible valeur ajoutée et qui plus est, ils sont surreprésentés dans les zones déjà économiquement denses.
Outre la qualité des emplois offerts qui reste questionnable, ces entreprises (près de 2952 en 2013) ont pour ainsi dire aggravé les déséquilibres régionaux, et ce, en dépit des multiples incitations offertes dans les régions défavorisées (régimes 2 & 3). Il y a certes les financements auxquels ont donné droit cet accord d’association (MEDA I & II) notamment ceux consacrés à la mise à niveau, soit en moyenne annuelle glissante de l’ordre de 100 MDT. Ceux-ci ont effectivement permis de consolider des groupes économiques en voie de constitution (mais absorbant 80% des enveloppes), sans qu’il soit permis de faire un véritable bilan de la démographie du tissu industriel durant cette longue période (création, faillite, durée de vie, fermetures induites etc…)
Mais au total et force serait aussi de constater que le déficit de la balance commerciale des seuls produits manufacturiers s’est creusé au fil du temps, non pas tant au niveau des produits de la liste I et II (équipements et entrants) mais des listes III et IV (produits en concurrence avec des productions locales ou absents du marché).Seule maigre contrepartie mais tangible, les négociateurs de l’époque ont obtenu que les équipementiers automobilesréalisent des achats de matériels mécaniques et électriques correspondant à la moitié de la valeur des importations annuelles de véhicules (43 entreprises et 17.000 emplois).
Ce rapide survol incite à la prudence. Aller plus avant etouvrir grandes les portes de notre agriculture, de l’ensemble des services marchands comme non marchands, de l’accès aux marchés publics… n’est pas mécaniquement synonyme d’une plus grande prospérité et d’un mieux-être collectif.
Les très rares analyses prévisionnelles montrent que la dépendance alimentaire serait accrue tout en favorisant l’essor de notre huileet des fruits et légumes. Coté transport international, les maigres avantages comparatifs seraient laminés. Seules les activités des SSII (actuellement265 entreprises et 4000 emplois) pourraient tirer leur épingle du jeu (édition progiciel, développement).Tout cela, nous en conviendrons estbien trop superficiel. Nous ne faisons juste ici qu’alerter et appeler à la réflexion!
Que dire encore de l’exigence européenne qui milite pour la convergence de la législation tunisiennevers les « acquis communautaires »!
Le pays n’aurait pas d’autre choix ! Nous expliquent doctement mais sans jamais en fournir la preuve ces fétichistes exaltés du libre-échange! Le silence complice des organismes statistiques officiels rajouteaux atermoiements et tergiversations de ministères au cœur de cette négociation. Mais nos négociateurs ne seraient-ils pas plus avisés de rechercher un autre modèle de coopération moins asymétrique; au-delà de celui qui nous est proposé ; tout en restant en deçà de celui de l’adhésion?
En d’autres termes les concessionsà faire seraient en quelque sorte contrebalancées par l’accès aux mécanismes des fonds structurels. Ce dont jouissent les nouveaux adhérents. Ce ne serait donc pas tout ou rien (les hypothétiques soutiens budgétaires) mais un statut intermédiaire qu’il conviendrait de formaliser. Un statut à mi-chemin (nation privilégiée non adhérente) donnant droit de tirage sur certains fonds structurels !Une autre perspective serait alors ouverte…bien plus enthousiasmante!
Hédi Sraieb
Docteur d’Etat en économie du développement
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