Drame syrien: Eau, environnement et dictature
«Incapables de civiliser autrement qu’avec du fil de fer barbelés»
(Hédi Kaddour, Les prépondérants, Gallimard, Paris, 2015, p. 414)
L’afflux d’émigrés syriens aux frontières de l’Union européenne a libéré un peu plus la parole raciste et islamophobe en France et du trio de la famille Le Pen, en passant par certains élus comme Robert Ménard (maire de Béziers, élu avec l’appui du FN) ou Patrick Devedjian (ancien ministre de droite actuellement président du Conseil départemental des Hauts-de-Seine), voire l’ancien Premier ministre François Fillon, adepte des statistiques ethniques chères à Mme Le Pen, pour «ne pas subir une immigration qui ne viendrait que d’une seule région du monde» et afin de faire des enfants d’immigrés de troisième génération d’éternels étrangers. Il en est de même d’un quarteron d’intellectuels. C’est ainsi que le philosophe Michel Onfray estime que Marine Le Pen «parle au peuple… abandonné par les élites…» et regrette que «les populations étrangères soient accueillies devant les caméras du 20 heures». Quant à la philosophe Elisabeth Badinter, elle estime que la vraie laïcité (c’est l’Islam que l’on vise ici) ne serait défendue que par le FN! (Le Monde, 20-21 septembre 2015, p.10). L’Europe- miracle- découvre enfin les réfugiés alors que des millions d’Irakiens, de Libyens et de Palestiniens peuplent les camps!
Jean-Paul Sartre, reviens, les intellectuels français sont devenus des agents de la droite décomplexée!
Pourtant, s’agissant des réfugiés syriens, le Prix Nobel d’économie Jean Tirole affirmait sur France Inter, le 17 septembre 2015, que ceux-ci constituaient en fait «une richesse pour le pays». Des drames atroces émaillent ces déplacements de population telle la noyade du petit Aylan et les histoires individuelles de ces réfugiés révèlent qu’ils ne quittent pas de gaîté de cœur leur foyer et leur pays arrosés par le chlore et les tonneaux d’explosifs de Bachar El Assad.
Dégradation environnementale
Une autre raison – peu évoquée – de cette fuite éperdue des Syriens est la dégradation environnementale et le manque d’eau – dû d’abord à la sécheresse- qui ont fait croître exode rural, misère, instabilité et violence.
Le rôle du changement climatique, de la dégradation environnementale -en un mot, la crise écologique- agissent en fait comme facteurs multiplicateurs des conflits et de la misère. Du reste, si ces facteurs agissent dans le cas syrien, ils agissent aussi ailleurs comme au Yémen où le manque d’eau est criant.
Les scientifiques attirent l’attention sur les facteurs environnementaux à la base tant de l’exode des migrants: «….Les enjeux agro-environnementaux ne peuvent que s’imposer davantage dans les affaires diplomatiques, sécuritaires et d’aide internationale. Malheureusement, le nombre et la qualité des études prévoyant une hausse des températures globales et une baisse à long terme du régime des précipitations, presque partout en Afrique et au Proche-Orient, confirment les scénarios les plus pessimistes». (Le Monde, 23-24 août 2015,p. 13).
Il importe cependant d’être prudent et de ne pas attribuer tous les drames humains unilatéralement à l’écologie. Le Prix Nobel d’économie Amartya Sen a montré que, depuis l’indépendance de l’Inde, on n’a pas déploré de famine même lors des années de très mauvaises récoltes et de faibles moussons. Pourquoi ? Parce que, répond l’économiste Sen, la démocratie, la liberté de la presse…ont contraint les autorités à prendre des mesures pour prévenir la disette et assurer une bonne redistribution. Bien entendu, on en est bien loin dans le cas de la Syrie d’aujourd’hui, hélas !
Riche héritage hydrique
A l’heure où en France l’islamophobie galope, les attaques et les tirs contre les mosquées augmentent (Le Monde, 22 septembre 2015, p. 10), il est utile de rappeler que, pour les Arabes, Damas est célèbre notamment par la Barrada, la rivière qui la traverse -aujourd’hui asséchée. Elle a si longtemps fait l’admiration des poètes et des voyageurs. Ibn Battuta, qui la visita en août 1326, donne sa description par Ibn Jubayr : «Damas est le paradis de l’Orient…Elle s’honore d’avoir abrité le Messie et sa mère sur une colline, séjour tranquille, arrosé d’eaux vives, où s’étend une ombre épaisse et où l’onde est semblable à celle de Salsabil au paradis. Ses ruisseaux serpentent partout, ses parterres sont parcourus d’une brise légère vivifiante…Le sol de Damas est si saturé d’eau …que les pierres dures vous crieraient presque: «Frappez du pied, c’est là que vous pourrez faire vos ablutions avec une eau fraîche et que vous pourrez boire». Les jardins entourent Damas comme le halo entoure la lune…». Damas est aussi connue pour sa splendide Ghoûta, cette plaine de verdure qui la ceinture si joliment. La capitale syrienne était desservie par un système de distribution d’eau urbaine efficient et équitable qui allouait les volumes nécessaires aux mosquées, aux casernes, aux hammams, aux auberges et aux maisons des particuliers. La Syrie est également connue pour ses norias millénaires comme celle de Hama, sur le fleuve Al Assi (Oronte) attestant d’une incontestable maîtrise des connaissances hydrauliques qui remonterait aux Byzantins. Preuve peut-être de la décadence actuelle du pays en ce domaine, l’effondrement le 4 juin 2002 du barrage Zeyzoun, sur l’Oronte, dans le gouvernorat de Hama et qui fit 22 victimes. Construit en 1996, il assurait l’irrigation de 14 000 ha. Les autorités n’avaient pas consenti aux réparations nécessaires en dépit des alertes. L’eau du barrage ayant dévasté 80 km2, détruit des centaines de maisons, des milliers de personnes devinrent des réfugiés élisant domicile dans des bidonvilles.
Facétie de l’Histoire ! Les rebelles ont pris le contrôle, en février 2013, du barrage Al Thawra de 880MW construit en 1983. Ils s’assuraient ainsi le contrôle de la production d’électricité de la province de Raqqa ainsi que celui des 14,1 milliards de m3 du lac Assad alimenté par l’eau de l’Euphrate. Or, cette eau alimente les villes en eau potable et permet l’irrigation donc l’alimentation de la région. Cette ressource vitale est devenue un puissant moyen de contrôle des populations entre les mains de la rébellion. De fait, la soif n’est-elle pas devenue une redoutable arme entre les mains de Daech au sud de l’Irak? (Georges Malbrunot, L’eau, nouvelle arme de guerre de Daech ? Le Figaro, 10 juin 2015).
Une sécheresse exceptionnelle
Un document onusien publié en 2010 affirme que la sécheresse représente le plus grand malheur qui guette le monde arabe où 38 millions de personnes l’ont subie entre 1970 et 2009. Or, la Syrie ainsi que la Jordanie subissent, depuis un siècle, une diminution sensible des précipitations et une élévation marquée de la température. (The Washington Post, 15 septembre 2015). En 2002, les premiers satellites capables de réaliser un monitoring de l’eau ont été lancés. Leurs clichés montrent que les bassins du Tigre et de l’Euphrate – partagés entre la Turquie, la Syrie et l’Iran septentrional - ont perdu, entre 2003 et 2009, 144 milliards de m3 d’eau du fait surtout de la sécheresse. Cependant, la surexploitation et les mauvais choix agricoles ne sont pas étrangers à cette situation. Le nombre de puits est passé de 135 000 en 1999 à près de 230 000 en 2010, accélérant la baisse du niveau des nappes. Le pouvoir syrien a subventionné la culture du coton – qui demande énormément d’eau- sans tenir compte du capital hydrique du pays, voire en fermant les yeux sur une baisse alarmante des nappes phréatiques. Les avertissements n’ont pourtant pas manqué puisque, dès 2001, la Banque mondiale prévenait la Syrie en ces termes : «Le gouvernement devra reconnaître qu’atteindre une sécurité alimentaire à court terme en ce qui concerne le blé et les autres céréales en encourageant une production de coton qui exige beaucoup d’eau est à même de remettre en cause la sécurité de la Syrie sur le long terme en réduisant les ressources disponibles des nappes phréatiques».
Un rapport de l’Unicef (juin 2014) informe que certaines parties du pays ont reçu les plus bas niveaux de pluie enregistrés au cours des cinquante dernières années. Plus généralement, la Syrie a reçu la moitié de la moyenne des précipitations annuelles d’une année normale. La sécheresse menace aussi la Jordanie, le Liban et l’Irak où les réfugiés syriens exercent déjà une pression importante sur la ressource.
Mais aujourd’hui, la Syrie – berceau de l’agriculture et de l’élevage, il y a 12 000 ans et faisant partie avec l’Irak du «Croissant fertile» des Arabes – vit des moments dramatiques, notamment dans le domaine agricole, alors que le pays était le seul de la région à atteindre l’autosuffisance alimentaire, voire en mesure d’exporter du blé. En 2008, il a dû en importer.
Cette situation doit beaucoup à la guerre mais aussi à une sécheresse endémique. L’ONU estime que 150 000 ha en Syrie ont connu huit années de sécheresse entre 2000 et 2010. En juin 2014, les réserves d’eau potable en Syrie représentaient le tiers du niveau qu’elles accusaient avant mars 2011, au début de la guerre. Le conflit a aussi ravagé des adductions d’eau, des canaux et des pompes d’irrigation. Dans un dossier consacré à «l’agriculture et la sécheresse», Michelle Grayson écrit dans la prestigieuse revue scientifique Nature (26 septembre 2013) : «La sécheresse a longtemps été un fléau pour l’Humanité et un facteur de guerre et de conflit. L’actuelle crise syrienne, par exemple, vient à la suite d’une des pires sécheresses qu’a connues ce pays».
De son côté, Thomas L. Friedman avertit dans le New York Times (21 janvier 2014): «Aujourd’hui, on ne peut comprendre le réveil arabe…sans prendre en compte le stress exercé par le climat, l’environnement et la population». D’après lui, les révélations de WikiLeaks prouvent que le représentant de la FAO avait prévu, dès 2008, le désastre et l’instabilité politique qui menaçaient le pays du fait de la sécheresse affectant un million de personnes, sécheresse qui a sévi de 2006 à 2010, la pire depuis quatre décennies. Le document affirme que l’érosion du tissu agricole est susceptible d’une «destruction sociale» de la Syrie rurale. Sans assistance, affirmait la FAO, 15 000 petits fermiers seraient contraints de quitter la province de Hasakah pour les villes de la Syrie du sud qui accueillent déjà des milliers de réfugiés irakiens. En 2010, près d’un million de personnes vivant de l’agriculture et leurs familles ont dû émigrer vers des cités déjà surpeuplées. Le régime d’Assad n’a pu les aider et dès que le Printemps arabe se manifesta en Tunisie et en Egypte, les démocrates syriens se mobilisèrent et trouvèrent facilement des recrues parmi tous ceux que la sécheresse avait frappés et qui peuplent les bidonvilles ceinturant Damas, Alep…et dont certains frappent maintenant aux portes de l’Europe. Contrairement à ce qu’écrivait Ghassen Salamé en 1993 : «Dans la forme massive qu’il avait revêtue durant les années 60 et 70, l’exode rural appartient désormais au passé pour l’ensemble du monde arabe…».
Mais, n’oublions pas que Bachar Al Assad a usurpé le pays au profit de la minorité alaouite….comme le clan Ben Ali-Trabelsi chez nous!
En outre, la répression barbare exercée par la police et les nombreux services de renseignements du régime ainsi que les fortunes et l’étalage obscène de richesse des proches du Président insultant quotidiennement l’ensemble des Syriens ont aussi poussé à la révolte.
L’eau à l’origine de la révolution?
Il n’en demeure pas moins vrai que la sécheresse a eu des répercussions dramatiques avant même le déclenchement de la révolte partie de Deraa en mars 2011, à la suite de la mort sous la torture d’enfants coupables d’avoir écrit sur les murs des slogans hostiles au régime inspirés par la révolution tunisienne et l’arrogance de la police à l’égard de leurs parents. Le résultat a été une baisse spectaculaire de la production – plus sensible évidemment dans les zones non irriguées- perte de la moitié du cheptel, voire une réelle désertification des terres jusque-là productives. Selon un rapport de l’ONU publié en 2010, la population affectée par la sécheresse à la fin des années 2000 a souffert d’une baisse de revenus atteignant plus de 90%. La malnutrition s’est répandue et de nombreux exploitants agricoles n’ont pas eu de récolte pendant deux années consécutives. Des éleveurs ont perdu les trois quarts de leurs troupeaux. Le conflit n’a évidemment rien arrangé : les réseaux d’irrigation construits par les Soviétiques dans les années 1970 ont gravement pâti, l’insécurité s’est généralisée, les prix des produits alimentaires ainsi que ceux des carburants ont explosé.
Pour les observateurs, la sécheresse des années 2000 a fortement contribué à la terrible explosion qui secoue encore aujourd’hui un pays dévasté qui déplore près de 240 000 morts, sept millions de déplacés et quatre millions de ses habitants qui ont quitté le pays (dont des Palestiniens du camp du Yarmouk). L’étincelle, notent-ils, est partie des zones les plus affectées par la sécheresse d’autant que la gestion de l’impact de celle-ci par le pouvoir a suscité mécontentement et colère. De plus, le pouvoir a utilisé l’eau comme arme contre la ville d’Alep. La station de pompage d’al Khafsa s’est arrêtée le 10 mai 2014 et la moitié de la ville a été privée d’eau. De son côté, la rébellion contrôle le barrage de Techrine sur l’Euphrate depuis novembre 2012.
Quoi qu’il en soit du devenir du conflit, la Syrie est un pays dévasté- un Etat failli ?- que le changement climatique crucifie par un manque d’eau chronique, annonciateur de difficultés alimentaires et énergétiques.
Pourtant, le pays est traversé par l’Euphrate sur 675 km. L’eau de ce fleuve est sous le contrôle de l’amont, en Turquie. De plus, son château d’eau – le Golan – est occupé par Israël depuis 1967, la Syrie n’ayant pas consenti au partage léonin des eaux imposé par Israël à la Jordanie en 1994.
Pour conclure, empruntons à Laetitia van Eeckhout et à Stéphane Foucart qui ont écrit dans Le Monde (11 septembre 2015) un article: «Le changement climatique, facteur de déstabilisation et de migration» où l’on relève: «S’agit-il d’une «cris» ? Ou, plutôt, de l’installation d’un nouveau régime de migrations, alimenté par le changement climatique en cours? L’afflux de migrants et de réfugiés cherchant asile en Europe est aujourd’hui principalement causé par des guerres civiles et l’effondrement des Etats du Moyen-Orient, mais le rôle du climat, bien qu’impossible à chiffrer, est plus que probable».
C’est pourquoi, en Tunisie, les questions environnementales (déchets, inondations, dégradation des côtes, gestion des eaux usées, adductions d’eau absentes en milieu rural, pollutions industrielles, absence d’espaces verts…) doivent être plus sérieusement intégrées dans les agendas politiques.
Mohamed Larbi Bouguerra