News - 14.07.2015

Le modèle suédois à l’épreuve des réformes libérales

Le modèle suédois à l’épreuve des réformes libérales

La Suède est depuis longtemps, le laboratoire du monde, H. A. Bengtsson retrace ici la genèse et les grands principes du modèle suédois. Il souligne son caractère multidimensionnel, mais également les importantes évolutions qu’il a connues ces vingt dernières années et les brèches qui y sont désormais ouvertes, notamment par les réformes libérales et la mondialisation.

 
Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°15, septembre 2006
 
Les modèles sociaux des pays scandinaves, que nous appelons en Suède le « modèle suédois », sont montrés en exemple dans les débats politiques à travers l’Europe. Peter Bofinger, un économiste allemand d’inspiration keynésienne, les compare à un « hôtel quatre étoiles ouvert à tout le monde [1] ». Le think tank britannique de gauche Compass vient de publier un livre de Robert Taylor au titre évocateur : La Suède et son nouveau modèle social-démocrate [2], tandis que l’Américain Richard Florida, dans son best-seller sur les « classes créatives [3] », situe les pays scandinaves – aux côtés des Etats-Unis – du côté des gagnants dans la concurrence désormais mondiale pour l’investissement et la main d’œuvre qualifiée.
 
Retour du modèle
 
Ce n’est pas la première fois que la Suède est érigée au rang d’exemple à suivre. L’ouvrage classique de Marquis William Child, Sweden : the middle way, paru dès les années trente, a profondément marqué l’image de notre pays à travers le monde. A tel point que parmi les Démocrates américains, acheter une Volvo fut longtemps considéré comme un acte quasi-politique. Aujourd’hui, le geste a perdu son sens, la plus grande partie de l’industrie automobile suédoise ayant été rachetée par des sociétés américaines – c’est un signe parmi d’autres du chemin parcouru par le modèle suédois depuis les Trente glorieuses. Sous l’impact de ces changements, il est devenu aujourd’hui convenable en Suède de vouloir briser le mythe de la Suède comme le meilleur des mondes possibles. Il est vrai que cette image de soi avait développé chez les Suédois une certaine suffisance et une promptitude à donner des leçons au monde entier ; elle explique aussi notre intérêt tardif pour l’Europe. Pour le parti social-démocrate, le rayonnement international de l’« exception suédoise » servait surtout d’argument commode dans la lutte politique interne. Or, depuis quelques décennies, le centre d’intérêt s’est déplacé vers des aspects moins positifs de l’histoire suédoise du XXe siècle : notre attitude peu honorable pendant la Seconde Guerre mondiale, la politique de stérilisations forcées [4], et plus généralement les violations des droits de l’individu au nom de la collectivité. Il est banal de dire que celui qui veut influencer l’avenir doit aussi imposer son interprétation du passé. En Suède, celui-ci fait l’objet d’une lutte continue entre une gauche et une droite qui n’ont de cesse de se disputer l’hégémonie sur le plan des idées. Et le modèle suédois a perdu beaucoup de son attractivité ces quinze ou vingt dernières années, en Suède comme à l’étranger : d’une part, il allait à l’encontre des courants idéologiques dominants ; d’autre part, la profonde crise économique des années 1990, ainsi que les changements structurels qu’elle a nécessités, ont mis à mal l’image que les Suédois avaient d’eux-mêmes et de leur modèle social.
 
Aujourd’hui, le modèle suédois semble pourtant de nouveau en vogue, pour deux raisons. D’une part, la Suède apparaît comme un pays qui a su mettre en œuvre rapidement un certain nombre de réformes structurelles, par exemple la réformes des retraites. D’autre part, la croissance a retrouvé un niveau élevé et le déficit public s’est transformé en excédent, en dépit d’un taux du chômage relativement élevé. Les années 1990 ont été pour nous une époque charnière, comparable aux années 1930. Cette époque-là avait vu l’essor du keynésianisme – introduit en Suède par le social-démocrate Ernst Wigforss, et soutenu par un groupe d’économistes connus sous le nom d’« école de Stockholm » – qui accordait à l’Etat plus de place dans la vie sociale et économique. Dans les années 1990, la Suède adapta de fait sa politique économique à la doctrine libérale en vigueur, en subordonnant l’objectif du plein emploi à celui de la stabilité des prix. La crise économique du début de la décennie, visible notamment à travers la hausse spectaculaire du chômage, imposa plusieurs réformes douloureuses : importantes coupes budgétaires dans le service public, baisse des taux d’indemnisation des systèmes de protection sociale, ouverture du service public aux acteurs privés (par exemple dans le domaine de l’éducation) modifiant en profondeur un modèle jusqu’ici fondé presque exclusivement sur la production publique de ce type de services. A maints égards, la Suède a pour ainsi dire plongé dans la potion néo-libérale. Toutefois, la structure de base du système de protection sociale a été maintenue, le taux d’imposition reste comparativement élevé, et les taux d’indemnisation des assurances sociales ont même été revus à la hausse. La direction du parti social-démocrate évoque désormais la possibilité de nouvelles augmentations d’impôt, surtout pour financer les systèmes de santé et de soins des personnes âgées, dont le coût s’envole avec le vieillissement de la population.
 
Six composants du modèle
 
Les évolutions des dernières décennies ont donc profondément changé la société et l’économie suédoises. Le « modèle suédois » y a-t-il survécu ? Pour répondre, il faut en comprendre la forme et le fonctionnement initiaux. Sa définition la plus fréquente renvoie au dialogue social et aux relations sur le marché du travail ; or, sa portée réelle va bien au-delà. Le modèle suédois est un dispositif complexe, composé d’une série d’éléments dont chacun a profondément marqué la société au cours du XXe siècle.
 
Le premier élément concerne évidemment les institutions du dialogue social. L’« accord de Saltsjöbaden » – du nom de la ville de la banlieue de Stockholm où s’étaient réunis, en 1938, les représentants syndicaux et patronaux – esquissa une procédure de négociation et un modèle de convention collective qui allaient se substituer au législateur [5]. En les acceptant comme règles du jeu, les employeurs ont reçu une garantie de paix sociale aussi longtemps que les accords négociés seraient respectés, les syndicats s’engageant à éteindre eux-mêmes les grèves spontanées qui pourraient voir le jour. Le mouvement syndical est ainsi devenu un partenaire respecté que ni les employeurs, ni le gouvernement ne pouvaient désormais ignorer. Et la Suède est devenue un pays où la paix sociale régnait sur le marché du travail. Ce compromis, qui structure encore aujourd’hui le marché du travail, fut complété par un modèle de co-gestion qui impliquait les partenaires sociaux dans la gestion de nombreuses institutions publiques liées au marché du travail. C’est ainsi que la notion de « groupe d’intérêt organisé » a pris une place prépondérante dans le vocabulaire politique suédois.
 
Le deuxième élément concerne la politique économique d’inspiration keynésienne, défendue par le ministre des finances social-démocrate, Ernst Wigforss, dès la victoire électorale de son parti en 1932 [6]. Les mesures expansionnistes étaient certes peu nombreuses dans les années 1930, et leur impact économique réel était limité. Néanmoins, un seuil avait été franchi : de l’avis général, cette politique avait fait ses preuves, de sorte qu’après la guerre tout le monde devint keynésien. L’amélioration progressive de la situation économique rendit possibles les premières réformes sociales : encore timides dans les années 1930, elles furent poursuivies à grande échelle après la guerre.
 
La troisième composante est ce qu’on appelle en Suède le « modèle de Rehn-Meidner », du nom de deux experts économiques du syndicat LO [7] : Gösta Rehn et Rudolf Meidner. Dans leur rapport adopté par LO en 1951, Rehn et Meidner développaient une vision d’ensemble de la politique économique, en accordant un rôle clef à l’action syndicale dans l’organisation du marché du travail. D’après ce modèle, le gouvernement devait gérer les finances publiques en prenant pour objectif la maîtrise de l’inflation, tandis que le chômage devait être combattu avec des mesures ciblées, adaptées aux besoins des régions et des secteurs concernés. Grâce à une politique du marché du travail visant à « activer » les chômeurs, la main d’œuvre serait redirigée vers de nouvelles entreprises et des régions où la demande d’emploi est plus forte. Quant aux syndicats, ils mèneraient une « politique salariale solidaire », exigeant le même salaire pour le même type de travail, et refusant ainsi que le salaire soit fixé en fonction de la situation financière d’une entreprise particulière. Conséquence de cette politique, des entreprises suédoises moins productives rencontraient de grandes difficultés et finissaient souvent par faire faillite, tandis que les plus productives absorbaient la main d’œuvre ainsi libérée et bénéficiaient d’un niveau de profit plus élevé. En accélérant les restructurations et la croissance, ce mécanisme contribua à l’augmentation rapide du niveau de vie dans les décennies d’après-guerre.
 
Le quatrième élément du modèle suédois est le principe d’indemnisation à l’œuvre dans toutes les assurances sociales (maladie, chômage, etc.). Selon ce système, l’allocation devrait être proportionnelle aux revenus du travail perçus par l’individu. Ce principe fut affirmé pour la première fois avec l’instauration d’une retraite complémentaire générale (ATP) en 1959 [8], arrachée de justesse par les sociaux-démocrates au terme d’une lutte politique particulièrement féroce. En liant l’indemnisation aux revenus du travail, ce principe incluait la grande masse des salariés au sein du même système de protection sociale, au lieu d’offrir une protection de base aux plus démunis. Il fut ensuite étendu à l’assurance chômage, aux congés parentaux et aux autres assurances sociales. Il forme la base même de l’Etat-providence suédois, conçu non seulement pour protéger la classe ouvrière, mais aussi les classes moyennes.
 
Le cinquième élément est la construction d’un grand service public financé par l’impôt, en charge non seulement de l’éducation et de la santé, mais aussi de l’assistance maternelle et des soins des personnes âgées. Pour le financer, une part toujours accrue du PIB fut prélevée par le système fiscal : l’augmentation rapide des impôts débuta à la fin des années 1960 pour atteindre son niveau actuel (environ 50% du PIB) quinze ans plus tard ; c’est à partir de là que la fiscalité suédoise commença à se distinguer nettement de celle des pays continentaux et anglo-saxons. Avec une double conséquence : d’une part, le développement de l’assistance maternelle permit aux femmes d’entrer massivement sur le marché du travail ; d’autre part, ces nouveaux secteurs du service public ont absorbé la plupart de la nouvelle main d’œuvre. La mise en place du congé parental (dont une partie croissante est réservée au père) explique en outre un taux de nativité plus élevé en Suède que dans de nombreux autres pays européens.
 
Le sixième élément est le droit du travail, conçu dans les années 1970. Avec la radicalisation de la gauche à la fin des années 1960, le débat politique s’était focalisé sur l’exigence de démocratie dans le monde du travail. La proposition la plus controversée, visant à verser une partie des bénéfices des entreprises à des fonds d’investissement gérés par les salariés, ne fut certes mis en œuvre que sous une forme très affaiblie, au bout d’une lutte politique encore une fois féroce [9]. Or l’essentiel des réformes du code du travail adoptées à l’époque – la loi sur la protection de l’environnement, la loi sur la protection des salariés, la loi sur co-influence, soutenues par un ou plusieurs des partis de droite à l’époque – sont encore en vigueur encore aujourd’hui.
 
On pourrait évidemment allonger cette liste et multiplier les points d’entrée dans le modèle suédois. Mais les éléments que je viens d’évoquer me paraissent les plus centraux. Plusieurs d’entre eux ont toutefois été modifiés en profondeur lors des deux dernières décennies, tandis que d’autres font l’objet de conflits politiques.
 
Les défis des années 1990
 
A maints égards, le compromis des années 1930 appartient désormais au passé. Si le statut des conventions collectives reste intact, les négociations centralisées ont cédé la place à des négociations au niveau des fédérations, voire, dans certains secteurs, à des salaires individuels. Les organisations patronales refusent désormais de participer à la gestion des organismes publics, faisant ainsi tomber l’un des piliers du dialogue social suédois. Au niveau central, les organisations patronales affichent désormais une posture plus agressive, marquée par la pensée néo-libérale. Elles critiquent par exemple les réformes du droit du travail des années 1970, estimant qu’elles avaient fait pencher la balance en leur défaveur. L’opposition contre les fonds des salariés les a rendues plus militantes et moins intéressées par un compromis ; reste à savoir s’il s’agit d’un changement durable.
 
Comme partout ailleurs, la doctrine keynésienne est désormais évincée du champ politique suédois. Le modèle de Rehn-Meidner reste un point de référence, surtout visible dans l’ambition du syndicat LO de maintenir une « politique salariale solidaire » et dans une politique de l’emploi focalisée sur la mobilité professionnelle. Toujours est-il que plusieurs de ses éléments semblent désormais obsolètes. La Suède est à présent une économie ouverte à tous égards, surtout depuis la libéralisation des marchés financiers, et le gouvernement n’est plus souverain dans ses choix économiques.
 
Le principe d’indemnisation à l’œuvre dans les assurances sociales reste profondément ancré dans la culture politique. Toutefois, le fait que les indemnisations plafonnent à un certain seuil de revenu incite les plus aisés à chercher des assurances complémentaires, ce qui risque à terme de miner de l’intérieur l’ensemble du système. C’est d’ores et déjà le cas pour le nouveau système des retraites, adopté dans un grand consensus entre la gauche et la droite. Pour ce qui concerne les autres assurances sociales, la droite propose de baisser les niveaux d’indemnisation, tandis que les sociaux-démocrates veulent augmenter le plafond des indemnisations. C’est sur ce point que se dessine la principale ligne d’affrontement idéologique dans la vie politique suédoise.
 
Comme je l’ai dit, le taux d’imposition se maintien à un niveau relativement élevé, et l’essentiel du secteur public reste financé par les impôts. Mais une partie de la production des services est désormais assurée par des acteurs privés. La plupart des monopoles d’Etat, par exemple le secteur énergétique, ont également été ouverts à la concurrence, soit par le gouvernement de droite (1991-1994), soit par les gouvernements sociaux-démocrates consécutifs. Cette question continue toutefois de cliver la scène politique, la droite voulant aller plus loin, la gauche songeant au contraire à restaurer le monopole dans certains secteurs, surtout, mais pas exclusivement, dans la production des services sociaux. Un exemple débattu en ce moment concerne les écoles privées gérées par des communautés religieuses, que la gauche souhaite interdire tandis que la droite, soutenue par les Verts, s’y oppose. Or, ces questions sont controversées au sein même de la gauche : certains perçoivent toute ouverture du service public à des acteurs privés comme une détérioration, tandis que d’autres, tout en partageant la critique des aspects plus libéraux de la politique sociale, s’opposent au retour du monopole d’Etat, lui préférant un service public plus adapté aux besoins individuels, avec une liberté de choix, et qui donne plus d’influence aux usagés concernés.
 
Cependant, comme l’observe Lars Magnusson dans son livre récent Le modèle suédois est-il viable ? [10], la véritable menace contre le modèle suédois vient des évolutions du marché du travail. Le droit du travail et le statut des conventions collectives restent en principe intacts, et taux de syndicalisation se maintient à un niveau très élevé – de l’ordre de 80% –, même parmi les « cols blancs », organisés désormais par le syndicat TCO, et les diplômés du supérieur qui ont leur propre centrale syndicale, SACO. Cependant, les centrales syndicales ont perdu une partie de leur pouvoir depuis les Trente glorieuses, lorsque les négociations salariales étaient menées au niveau central.
 
Face aux syndicats et aux conflits relatifs au droit du travail, la coalition de droite affiche une attitude pour le moins ambiguë : Moderaterna, le plus grand parti de l’opposition, a changé de ton depuis l’élection de son nouveau président, Fredrik Reinfeldt, qui n’annonce plus de changements radicaux en cas de victoire électorale. Ses alliés continuent toutefois d’insister sur le besoin de « réformer » le droit du travail et de limiter le droit de grève. Les inquiétudes syndicales concernent aussi les changements récents de l’assurance chômage, gérée non par l’Etat, mais par les syndicats. Jusqu’aux années 1990 en effet, l’indemnisation d’un chômeur syndiqué était plus élevée que celle des autres ; cette différence ayant disparu, les syndicats craignent une baisse du taux de syndicalisation.
 
Enfin, outre les ambitions affichées par la droite, le dialogue social suédois est menacé par la mondialisation. Ce n’est pas par hasard si le conflit de Vaxholm a connu un tel écho dans le débat public. Il opposait le syndicat du bâtiment Byggnads à une société lettone dont les employés étaient payés bien au-dessous du plancher prévu par la convention collective. Byggnads avait bloqué le chantier et, après plusieurs mois de conflit, la société lettone dut jeter l’éponge. Les critiques de la droite furent toutefois virulentes, et certaines sociétés suédoises aidèrent même la société lettone à poursuivre le conflit par la voie judiciaire ; on attend actuellement le verdict de la Cour européenne de justice, qui doit décider si le syndicat a violé le principe de la libre circulation, ou s’il a agi en légitime défense contre une pratique de dumping social.
 
Quelle que soit la décision des juges européens, ce cas montre à l’évidence qu’une série de facteurs externes mettent le modèle suédois sous pression. Et les cas comme celui de Vaxholm sont nombreux. Il n’est donc pas surprenant que la directive européenne sur les services ait été sévèrement critiquée par la gauche, notamment par les syndicats qui s’inquiètent des conséquences du marché commun sur la syndicalisation et la justice sociale. Tout porte ainsi à croire que la lutte sur la forme du marché du travail constituera un thème central du débat politique dans les années à venir. Ce n’est pas une question à prendre à la légère, car un changement du rapport de force entre le travail et le capital, entre les employés et les employeurs, pourrait influencer l’ensemble de l’évolution sociale. Et ainsi la forme future du modèle suédois.
 
Traduit par Wojtek Kalinowski
 
par Håkan A. Bengtsson , le 1er septembre 2006