Après le tourisme et le phosphate, le tour de l’énergie ?
La situation économique de la Tunisie est critique. La croissance est en panne et malgré la mise en place, pour 5 ans, d’un gouvernement issu d’élections libres et transparentes, les investisseurs ne sont pas revenus en masse. Cette situation engendre des conséquences néfastes sur le coût de la vie et sur l’emploi.
Des secteurs comme le tourisme, le phosphate et l’énergie ont une implication directe sur la balance commerciale et sur la capacité de l’économie tunisienne à redémarrer. D’abord le tourisme, grand pourvoyeur de devises qui a été fortement ébranlé par l’instabilité sécuritaire et les actes terroristes. Destination appréciée par les touristes, la Tunisie est délaissée pour des pays comme le Maroc ou la Turquie.
Par ailleurs, la production de phosphate s’est trouvée ramenée aux niveaux des années 1930. Encore une fois, nos clients s’adressent à nos concurrents et principalement au Maroc.
Comme si un tel gâchis ne suffisait pas, voilà maintenant que certains esprits malveillants entendent saper un troisième pilier de l’économie tunisienne en s’attaquant au secteur de l’énergie. Cette campagne s’appuie notamment sur les dires d’experts pétroliers autoproclamés:
- la Tunisie recéle de gigantesques ressources pétrolières ” cachées au public;
- ces ressources sont volées par les compagnies pétrolières et l’Etat n’en perçoit que des miettes ;
- un rapport de la Cour des Comptes est extrapolé pour propager des accusations graves qu’il ne contient pas.
Ces calomnies commencent à porter leurs fruits :
- la Tunisie produit beaucoup moins qu’elle ne le pourrait (23% de moins qu’en 2010), alors que ses importations croissent fortement, mettant en péril ses équilibres financiers ;
- Certaines compagnies pétrolières quittent la Tunisie et suspendent leurs investissements dans l’exploration ; on peut citer l’exemple de l’ENI dont l’histoire pétrolière est liée à celle de la Tunisie depuis 1961. Cette situation compromet l’espoir de renouveller nos réserves au moins partiellement et ne peut qu’aggraver notre déficit énergétique.
- l’Administration est paralysée et hésite à prendre des décisions fortes, de crainte d’être désavouée et livrée au lynchage médiatique tel qu’orchestré par la mouvance populiste et opportuniste de certains, ainsi que par la menace d’une forme d’acharnement judiciaire.
Plusieurs inquisiteurs du secteur de l’énergie invoquent, à l’appui de leurs accusations, le Rapport N° 27 de la Cour des comptes (2011) qu’ils manipulent en faisant état de corruption, malversation, fraude et de détournement de fonds. Or il est facile de vérifier assez rapidement, en lançant une recherche de mot dans le texte, que les vocables «corruption», «malversation», «fraude» ou «détournement» sont inexistants; seul le mot “vol” est cité — une seule fois — et cela dans un paragraphe qui ne concerne pas l’énergie. Le rapport soulève des problèmes de gestion, de dysfonctionnements et fait de judicieuses recommandations de correction, d’amélioration et de perfectionnement mais ne dit pas avoir décelé de fraude pouvant faire l’objet d’actions en justice. Il n’en reste pas moins que, certaines affirmations du rapport sont erronées et dénotent une connaissance insuffisante du domaine en question.
1. «Le contrôle a fait le constat de l’absence d’études permettant d’envisager les moyens d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande et de garantir la sécurité de l’approvisionnement»
Plus d’une trentaine d’études stratégiques ont été réalisées dans le secteur de l’énergie. Elles sont relatives par exemple, au développement des ressources et à la promotion du gaz, au développement du marché national au niveau industriel et résidentiel avec pour objectif de réduire la consommation de GPL importé, fortement subventionné et dont la distribution est très coûteuse. Des task forces ont été mises en place dans toutes les activités relevant de l’énergie (développement de la production nationale de pétrole et de gaz, développement de la consommation de gaz, mise en place d’un plan solaire tunisien, étude d’opportunités sur l’électronucléaire, gestion de la subvention des hydrocarbures, mix énergétique de la production électrique à l’horizon 2030), etc...
Plusieurs conclusions de ces études ont été mises en œuvre et continuent à donner des résultats satisfaisants, notamment:
- Efficacité énergétique dans les différents secteurs d’activité;
- plan directeur gaz: 207 000 abonnés en 2004, 490 000 en 2010 et 709 000 en 2014 ;
- lois sur la cogénération au gaz naturel et sur l’autoproduction de l’électricité à partir d’énergies renouvelables ;
- développement de l’utilisation du chauffe-eau solaire et du photovoltaïque résidentiel.
2. «La production nationale en gaz naturel est passée de 1,8 tep (tonne équivalent pétrole) en 2007 à 2,7 tep en 2010. Le volume de gaz perdu sur les champs de production du fait de sa combustion est estimé à 11% des quantités produites en 2010, ce qui est susceptible de nuire à l’environnement et de causer la dispersion d’une partie du potentiel gazier national.»
Signalons tout d’abord une erreur d’unité physique : il s’agit de millions de tep (tonne équivalent pétrole) et non de tep. Concernant le volume de gaz perdu sur les champs de production en Tunisie, il était effectivement de 11% en 2010 et il a sensiblement baissé depuis. Rappelons que la quantité de gaz perdue en Algérie est 15 fois supérieure et dépasse même notre production totale. Le gaz torché en Russie représente 5,5 fois notre production totale. Or ces deux pays sont de très gros producteurs de gaz et disposent à cet effet d’une infrastructure de transport très développée, alors que le gaz produit en Tunisie est surtout du gaz associé issu de gisements de pétrole, lesquels ne sont pas tous reliés au réseau gazier. Le projet Tetu (torches éteintes en Tunisie) qui remonte à plusieurs décennies, a été freiné par la faible rentabilité des investissements nécessaires. Le projet de production d’électricité d’El Bibane, réalisé au début des années 2000 dans le cadre du Code des hydrocarbures, constitue un exemple d’alternative à la réalisation d’un gazoduc quand le réseau électrique est proche.
Cette recommandation pour réduire les pertes est bienvenue, mais elle n’est pas une preuve de corruption, de fraude ou autres délits.
3. «Il a été constaté que les contrats conclus avec les concessionnaires ne prévoient aucune formule permettant au Trésor de tirer profit de l’évolution des prix mondiaux des carburants puisqu’ils n’établissent pas un prix référentiel au-delà duquel il est automatiquement procédé à la répartition des gains additionnels».
Avec cette remarque, la Cour des comptes semble ignorer les dispositions du cadre réglementaire tunisien. En effet, la réglementation fiscale pétrolière est basée sur le rapport R qui ajuste annuellement la fiscalité des concessions selon ses performances économiques (l’ajustement se fait sur le taux de la redevance et celui de l’impôt sur les bénéfices). Ce rapport R est défini par :
(Somme des chiffres d’affaires) moins (Somme des taxes)
R = -----------------------------------------------------------------------------------------
Somme des dépenses (exploration + développement + exploitation)
Le chiffre d’affaires est le produit de la production par le prix des hydrocarbures. Ainsi, l’augmentation de la production entraîne l’augmentation du rapport R, de la redevance et de l’impôt sur les bénéfices. L’augmentation du prix des hydrocarbures entraîne également l’augmentation du rapport R et donc de la redevance et de l’impôt sur les bénéfices qui a été l’objet de la remarque de la Cour des comptes. Suivant la valeur du rapport R, la redevance évolue de 2 à 15 % de la production et l’impôt sur le bénéfice de 50 à 75 %. De plus, les comparaisons internationales sur la fiscalité pétrolière (benchmarking) montrent que la fiscalité tunisienne procure un partage de la rente pétrolière qui est comparable à celle de grands pays pétroliers comme l’Algérie.
4. «Il a été relevé que l’ETAP ne procède pas à la validation préalable des dépenses des travaux d’exploration, prenant ainsi le risque de supporter des charges excessivement estimées par son partenaire en cas de découverte avérée de pétrole économiquement exploitable. Le contrôle a posteriori permettrait difficilement à l’ETAP de vérifier efficacement l’acceptabilité et la régularité des dépenses effectuées»
L’ETAP ne participe pas aux dépenses d’exploration d’une découverte avant qu’elle ne soit évaluée comme économiquement exploitable. Durant cette phase, le contrôle est uniquement technique et budgétaire. L’objectif est en effet de s’assurer que le titulaire du permis a accompli ses obligations au titre de la convention qui le lie à l’Etat.
Lorsque la découverte est effective, que le plan de développement est approuvé par l’ETAP et l’Administration et qu’une concession de production est attribuée, l’ETAP revient sur toutes les dépenses d’exploration pour en faire l’audit approfondi et ne valider puis rembourser que les dépenses techniquement acceptables et justifiées .En cas de litige, l’ETAP ou la compagnie pétrolière peut recourir à l’arbitrage international ou à l’arbitrage d’un expert conformément aux dispositions contractuelles.
5. «Après avoir exercé son droit de préemption, l’ETAP a cédé, sur recommandation de l’autorité de tutelle, 45% de la concession à une société britannique en vertu d’un accord approuvé par son conseil d’administration, bien que l’étude de rentabilité ait prouvé que l’option d’achat des parts du cédant et le développement direct du champ était la plus indiquée sur le plan économique.»
Le développement de Chergui, car c’est de ce gisement dont il s’agit, est passé par de multiples péripéties. La Tunisie a toutefois réussi à tirer le meilleur de ce développement. En effet :
- L’avancement du projet enregistrait des retards importants. Les études d’ingénierie se sont avérées insuffisantes et incomplètes. De plus, est venu s’ajouter le glissement du dinar tunisien (pour un contrat au forfait en monnaie locale où plus de 70% des dépenses sont en devises) et l’augmentation des prix de l’acier et des équipements en général. Ceci a eu pour conséquences pour l’entrepreneur des travaux de développement de la concession de Chergui de ne plus être en mesure de faire face à ses obligations;
- A la suite de quoi, le co-titulaire étranger de la concession a mis ses intérêts à la vente puis choisi une société n’ayant aucune expérience dans la gestion directe de développement et d’exploitation des hydrocarbures;
- Face à cette situation, l’Etat a fait prévaloir son droit de préemption à travers l’ETAP et a acquis les 49% restants des intérêts de la concession;
- Devant les incertitudes des études économiques et l’absence d’expérience directe de l’ETAP dans le développement des gisements de gaz, l’Etat a décidé de rétrocéder une partie des intérêts à une société ayant de sérieuses références dans l’ingénierie, le développement et l’exploitation des gisements ;
- Les négociations de l’ETAP avec le partenaire étranger ont permis d’améliorer les intérêts de l’ETAP dans la concession et de les porter à 55 % contre 51 % initialement, sans incidence financière.
A la suite de ces décisions et grâce aux capacités en ingénierie et à la conduite du projet par le nouveau partenaire de l’ETAP, le gisement a pu être mis en production un an après la conclusion de l’accord.
6. «En vue de développer davantage les ressources de l’Etat, la Cour des comptes insiste sur la nécessité de reconsidérer les contrats et les accords conclus pour l’exploitation du gazoduc transtunisien, notamment en ce qui concerne le taux de la redevance appliquée et la méthode de sa liquidation»
Voir à ce sujet l’encadré ci-contre : «Gazoduc Trans-Tunisien, les coulisses d’une négociation.»
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