Le coût de l’évasion fiscale liée à la fraude douanière en Tunisie sous Ben Ali évaluée à 1,2 Md de dollars
Dans une étude récente de la Banque Mondiale le non-acquittement des droits de douane en Tunisie et la sous-déclaration de la valeur des articles importés par les entreprises appartenant à des proches de Ben Ali a permis à ces entreprises d’éviter de payer pas moins de 1,2 milliard de dollars de droits entre 2002 et 2009. Mais si la révolution a sévèrement restreint les privilèges réservés à ceux qui bénéficiaient de passe-droits auprès du clan de Ben Ali, l’évasion douanière est aujourd’hui globalement à la hausse. Vu son importance, nous reproduisons ci-après cette étude.
Lorsque Zine el-Abidine Ben Ali a été déchu de la présidence tunisienne en 2011, au début du Printemps arabe, les autorités tunisiennes se sont retrouvées en possession d’archives rares qui attestaient des malversations financières de haut vol perpétrées par des individus usant de leur pouvoir et de leur influence pour s’enrichir indument et à peu de frais, en piétinant le droit. Dans un premier temps, on a ainsi appris que les entreprises dans le giron du président, de ses proches et de sa belle-famille s’appropriaient insidieusement une part disproportionnée des bénéfices du secteur privé tunisien. Aujourd’hui, on sait aussi que cette quête du profit les a conduits à esquiver le règlement de droits de douane élevés. En quoi cela importe-t-il concrètement?
Le clan Ben Ali détenait 662 entreprises
Tout procureur vous l’affirmera : avoir la conviction que des entreprises se jouent des lois et prouver leurs malversations sont deux choses très différentes. L’analyse fouillée du large portefeuille d’entreprises du président Ben Ali en est une bonne illustration. Après sa fuite, l’État tunisien a confisqué les biens commerciaux d’un total de 114 individus qui lui étaient apparentés. Ce mois-ci, pourtant, à l’issue d’une demande de pourvoi — à l’initiative, visiblement, de l’épouse de l’un des proches de Ben Ali — la justice tunisienne a annulé le décret autorisant ladite confiscation, laissant ainsi en suspens la question de la propriété de ces biens.
Pendant ce temps, les chercheurs s’en sont donné à cœur joie, passant au crible les archives retrouvées. D’après leurs travaux, près d’un tiers des quelque 662 sociétés détenues par le clan Ben Ali se consacraient à l’import-export et occupaient une place économique prédominante dans son parc d’entreprises. Les enquêteurs ont ensuite analysé l’écart entre la valeur des biens déclarée par les pays qui exportaient vers la Tunisie et la valeur déclarée par les entreprises importatrices liées à Ben Ali. L’échantillon considéré englobait 1 386 produits et 16 pays, couvrant 69,75 % de la totalité des exportations et 61,03 % du volume total des importations déclaré en Tunisie.
Les chercheurs se sont plus particulièrement penchés sur les pays réputés pour la bonne tenue de leurs registres, au rang desquels l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique. Leur étude montre que la valeur déclarée des importations des entreprises de Ben Ali dépasse de 18 % la valeur moyenne observée dans le pays et que le volume de produits importés déclaré était de 21 % plus élevé que la moyenne. En d’autres termes, les sociétés de Ben Ali importaient plus que la concurrence. Cependant, pour les marchandises assujetties à des droits de douane élevés (voitures européennes et équipements électroniques en provenance de Chine, par exemple), le prix unitaire ou la valeur déclarée pour chaque bien était en moyenne de 8,1 % inférieure au prix déclaré par d’autres entreprises.
Ce qui signifie que les entreprises du clan Ben Ali payaient au final moins de droits de douane et qu’elles recouraient à cette stratégie de sous-déclaration plus fréquemment que les autres importateurs tunisiens. La fraude portait aussi sur les quantités importées ou sur les catégories de biens importés. Toute considération morale et juridique à part, le non-acquittement des droits à l’importation par les entreprises entretenant des relations privilégiées avec le régime se sont chiffrées entre 2002 et 2009 à un manque à gagner pour l’État tunisien d’au moins 1,2 milliard de dollars, qui vient s’ajouter à l’évasion douanière pratiquée par toutes les autres sociétés tunisiennes.
Les conséquences de la fraude sont lourdes : ces recettes auraient pu être mobilisées pour le bien public et redistribuées aux 11 millions d’habitants que compte le pays, au lieu d’exacerber les inégalités socioéconomiques en engraissant des castes de privilégiés, déjà nantis pour la plupart.
La fraude douanière s’est amplifiée avec les pays voisins s’est amplifiée depuis la révolution
La mise au jour de cette stratégie de contournement des droits de douane (pour l’importation et l’exportation de biens) rencontre un large écho dans les nombreux pays en voie de développement où les recettes perçues par les douanes représentent généralement plus d’un tiers des recettes publiques. Les agents des douanes d’autres pays n’auront aucune difficulté à s’identifier avec les fonctionnaires tunisiens qui ont indiqué aux chercheurs que cette fraude organisée avait de peu de chances d’être rapportée aux autorités, tant ils risquaient de compromettre leur carrière ou d’exposer leur famille à des représailles. Ils ont également déclaré que ces entrepreneurs indélicats faisaient fi des nouvelles lois entrées en vigueur et qu’ils étaient habiles à contourner les nouvelles mesures de lutte contre la fraude en exploitant leur faille.
Les citoyens et le secteur privé tunisiens considèrent que, de toutes les institutions d’État, les autorités douanières sont les plus larvées par la corruption. Si le code douanier tunisien se conforme aux meilleures pratiques observées, la complexité déconcertante des régimes d’importation et l’inefficacité des mécanismes de contrôle administratif et électronique en interdisent l’application efficace. Dans ce contexte, le Projet de développement des exportations (a) financé par la Banque mondiale entend soutenir la réforme du secteur douanier en simplifiant les processus d’importation, en perfectionnant le système informatique et en modernisant les systèmes de recrutement ou les ressources humaines. Cet ensemble de mesures devrait réduire la part discrétionnaire inhérente aux procédures douanières, et renforcer la compétitivité des exportations tunisiennes, tout en améliorant la logistique.
L’analyse des stratégies développées pour la réalisation de profits indus peut servir de base à tout un arsenal législatif pour contrecarrer les mauvais payeurs ou les individus du même acabit. En Tunisie, même si les privilèges dont jouissait la famille de l’ancien président ont été sévèrement restreints, le pays n’a pas tiré toutes les leçons de la fraude douanière, qui semble s’être amplifiée, notamment avec ses deux pays riverains : la Libye, où le commerce informel (a) représente aujourd’hui plus de la moitié des échanges commerciaux, et l'Algérie, d’où est issu environ 25 % du carburant consommé en Tunisie, où le commerce illégal a dépassé les échanges déclarés.