Quand des chrétiens et des musulmans prient ensemble dans une Eglise
Je voudrais revenir sur deux évènements tragiques d’une gravité extrême qui ont terrifié la planète globalisée ces derniers mois.
Le premier a eu lieu en février en Libye, l’autre en mars en Tunisie .
La première tragédie qu’est l’exécution de 21 otages coptes le 16 février 2015 par la branche libyenne de l’Etat Islamique ne peut inspirer qu’horreur et effroi. Ce groupe de chrétiens coptes (on peut rappeler que le mot "copte" qui désigne les chrétiens d’Egypte signifie "égyptien" en grec ancien) enlevés en janvier à Syrte en Libye venus dans ce pays à la recherche d’un emploi comme des centaines de milliers de leurs compatriotes égyptiens ont été exécutés (égorgés) selon une mise en scène macabre, désormais connue car diffusée sur les réseaux sociaux du monde entier. Ainsi sont-ils morts en martyrs parce que la haine des chrétiens les avait condamnés. Ils sont morts parce qu’ils étaient chrétiens et pour cette seule raison.
En réalisant leur crime ignoble, ces assassins commettent la pire offense à la religion musulmane dont ils osent se réclamer.
La seconde tragédie a été bien plus médiatisée et plus commentée à travers le monde. La Tunisie a durement été frappée le 18 mars 2015 avec ce massacre perpétré au cœur de la capitale : 22 morts dont 21 touristes étrangers et plus de 40 blessés. Jamais la Tunisie n’avait subi une attaque terroriste de cette ampleur contre des civils.
Les Jihadistes ont choisi la Tunisie parce que ce pays leur fait peur. La Tunisie est le «contre modèle» à abattre. Ce totalitarisme sanguinaire qu’est le jihadisme a, me semble-t-il, dans ce cas, une double visée, un double but.
Les attentats du Bardo, revendiqués par l’Etat Islamique, ont voulu d’une part, tuer une exception tunisienne née du «printemps arabe» qui a réussi la transition démocratique avec les représentants d’un Islam qui semble compatible - espérons le - avec la liberté et hostile à la violence et assassiné d’autre part, un maximum de touristes supposés non- musulmans. On ne s’attaque pas seulement au tourisme, secteur économique essentiel pour le pays, mais aussi à des personnes sensées êtres mécréantes, donc ennemis de «leur islam».
Terroriser, tuer, massacrer les infidèles. Et de la façon la plus spectaculaire ou théâtralisée qui soit ! "Gagner son salut en exterminant les hérétiques" selon l’expression de Dénis Crouzet, spécialiste des guerres de religions.
Ne l’oublions pas, ce ressort est un élément central dans ce genre de crime, dans ce genre de persécution, dans cette exaltation religieuse mortifère et destructrice.
Pourquoi donc tant de haine, de férocité animale, d’acharnement meurtrier?
Que dit le Coran ? Lisons-le puisqu’il est la référence suprême:
Plusieurs versets de la 42 eme sourate du coran (La Consultation) évoquent la coexistence pacifique des religions.
(Traduction Pr Mouhammad Hamidulah).
« 8. Et si Allah avait voulu, il en aurait fait une seule communauté. Mais Il fait entrer qui Il veut dans Sa Miséricorde. Et les injustes n’auront ni maître ni secoureur.
13. Il vous a légiféré en matière de religion, ce qu’Il avait enjoint à Noé, ce que Nous t’avons révélé, ainsi que ce que Nous avons enjoint à Abraham, à Moïse et à Jésus: «Etablissez la religion; et n’en faites pas un sujet de division ».Ce à quoi tu appelles les associateurs leur parait énorme. Allah élit et rapproche de Lui qui Il veut et guide vers Lui celui qui se repent.
15. Appelle donc [ les gens ] à cela; reste droit comme Il t’a été commandé; ne suis pas leurs passions; et dis: « Je crois en tout ce qu’Allah a fait descendre comme Livre , et il m’a été commandé d’être équitable entre vous. Allah est notre Seigneur et votre Seigneur. A nous nos œuvres et à vous vos œuvres. Aucun argument ne peut trancher entre nous et vous. Allah nous regroupera tous. Et vers Lui est la destination »
Ces versets sont d’une clarté évidente.
En apprenant ces atrocités, j’ai pensé avec émotion, à une cérémonie d’ordre privé qui a eu lieu le 14 août 2014 et à laquelle j’ai assisté. Le 12 août 2014, disparaissait la femme d’un ami. Il s’agit de Madame Véronique Mezgar, née Brizard, enseignante dévouée, discrète, aimable et catholique de confession qui vivait en Tunisie depuis 1975 et qui a succombé à la suite d’une longue maladie.
Le mari de Véronique est Mr Amor Mezgar ingénieur géomètre et urbaniste, soussien réputé pour son exigence et ses qualités professionnelles. La cérémonie dont je parle est une cérémonie religieuse. Elle a eu lieu à l’Eglise Saint Félix à Sousse où un nombre important de proches et amis du couple et de leurs enfants assistait à la messe, dans un climat placé sous le signe du recueillement, de la tolérance et du partage.
Ils s’associaient à la douleur de la famille Mezgar. Ils partageaient tous, avec sincérité, avec humilité le deuil des proches de la défunte. La tristesse et l’empathie se lisaient sur le visage grave de tous les membres de cette assemblée, unie par le chagrin et la désolation. Ce que je décris là , n’est en soi ni étrange, ni rare dans ce genre de circonstance. C’est même naturel et spontané. Non, ce qui est singulier, remarquable, beau, noble même, c’est que la majorité des personnes présentes étaient musulmanes.
Des musulmans émus pensaient à la défunte catholique et priaient, chacun à sa façon, pour Véronique, l’amie, la proche, l’enseignante, l’épouse, la mère et qui a préféré vivre en Tunisie et y être enterrée pour l’éternité. De simples croyants musulmans priaient pour une humble croyante catholique.
Cette attitude collective avait la force de l’évidence et me paraissait en elle-même admirable. D’autant plus admirable qu’elle contrastait avec le comportement intolérant ou fanatique observé depuis 2011 chez une partie de la population tunisienne.
Dans ce cérémonial, l’appartenance religieuse n’était pas importante. L’essentiel était ailleurs. L’essentiel était que ces centaines de témoins s’adressaient, lors de cet office, à Dieu le tout puissant, à ce Dieu commun aux musulmans et aux chrétiens. Rappelons cette évidence :Allah n’ est pas le nom de Dieu de l’islam , il est le mot arabe qui désigne Dieu. Ils priaient tous, quelque soit leur foi, pour le salut de l’âme de Véronique. Convaincus que dans la prière, ils s’adressaient à ce Dieu miséricordieux qui reçoit dans son royaume un être humain qui croyait en Lui. Musulmans et catholiques, peu importe, ils étaient de tout cœur avec une créature de Dieu qui venait de les quitter.
Ce comportement salutaire, mélange de respect et d’amour ,de dévotion et d’humilité que je ne crains pas de qualifier d’œcuménique est une très belle leçon de tolérance et un admirable message de paix. Toutes les personnes musulmanes présentes ce jour là ayant lu le Coran - j’ose l’imaginer - devaient avoir en mémoire ce lumineux et puissant verset du livre sacré :
« Ne discutez avec les gens du Livre que de la plus belle manière - sauf avec ceux qui parmi eux sont injustes -, Dites : ‘Nous croyons à ce qui nous a été révélé et à ce qui vous a été révélé. Notre Dieu comme le votre est unique. A lui nous nous soumettons’ « .(sourate « L’Arraignée 29 ,v,46).
Nous sommes à des années- lumière des agissements inqualifiables de tous les barbares incultes et les bibliophobes, de tous les islamo-fascistes qui n’ont jamais lu le Coran et qui ne cessent de le brandir pour justifier l’injustifiable, qui vivent pour tuer, qui confondent le Livre Sacré avec un manuel de terreur, qui répandent avec haine et obscène fierté leur vision mortifère et leurs crimes à travers le monde, qui propagent le racisme religieux, cette "lèpre de l’humanité" (R.Badinter), qui souillent le mot Islam, qui humilient partout dans le monde tous les vrais musulmans dignes de ce nom.
On ne peut parler de ces hordes fanatiques sans se souvenir – quand on a un peu lu – de celui qui a le mieux fustigé, abhorré, condamné radicalement la tyrannie et le fanatisme religieux.
Je veux parler de Voltaire, le plus moderne des philosophes, , le premier "intellectuel" de l’histoire au sens actuel du mot, l’incomparable militant, le plus vivant des hommes .Magistralement, il s’impose comme notre contemporain le plus précieux. C’est dans son "Traité sur la tolérance" (1763), modèle d’érudition maitrisée et rendue vivante, chef d’œuvre de sagesse, d’intelligence indignée et d’humanisme que Voltaire en appelle à la tolérance universelle et adresse une prière à Dieu (Chapitre XXIII) d’une haute tenue morale imprégnée d’une admirable et émouvante humilité, devenue une référence pour la postérité.
Du fanatisme, il en parle comme d’une maladie de l’esprit, «qui se gagne comme la petite vérole» et ajoute : «Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable.» Il décrit les crises de folie causées par la foi : «Je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tordre leurs membres et écumer. Ils criaient : il faut du sang !» Il est à ce point désarmé par eux qu’il se demande : «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? »
Remarquons combien «égorger» pour plaire à Dieu prend aujourd’hui une connotation terriblement réaliste. Il précise encore avec justesse aigue que ce sont les « fripons » qui conduisent les fanatiques.
Nous le voyons aujourd’hui avec l’Etat Islamique qui manipule à souhait ses soldats décérébrés. Il faut lire Voltaire, c’est un merveilleux vaccin contre la bêtise et «l’un des plus grands libérateurs de l’esprit» (NIETZSCHE)
Je reviens un instant à notre cérémonie.
Je n’oublie pas d’évoquer l’attitude du prêtre lors de l’oraison funèbre de la défunte Véronique. Ce dernier, bienveillant et respectueux de l’islam, était en communion avec toute l’assistance. En vrai homme de foi, il recevait dans la maison de Dieu, ses frères humains.
L’Eglise ne vérifie pas la confession religieuse de ses visiteurs. Elle serait en contradiction avec son esprit, son message, son éthique, son essence même. Est-ce qu’une mosquée, quelque soit le pays où elle se trouve, serait capable d’accueillir des non-musulmans avec le même accueil fraternel et les laisser méditer ou prier ? Je pose avec une certaine gravité cette question et sans langue de bois. Je dois dire que cette sorte de dissonance, cette non réciprocité m’a toujours gêné, intrigué, choqué même .
Je m’autorise à ce propos deux souvenirs personnels.
Le premier : ayant perdu un frère en 1996, deux de ses amis catholiques présents dans la maison paternelle ont voulu rentrer dans la chambre mortuaire, , pour lui dire Adieu et prier pour son âme. L’imam présent, s’était montré hostile à leur demande. J’écarte avec fermeté ce dernier pour laisser le couple exaucer leurs vœux. A mes yeux, cela ne se discutait même pas.
Le second : en 2001, un ami français, chrétien pratiquant, ayant trouvé l’Eglise de Sousse fermée, a souhaité prier dans la grande mosquée de la même ville, n’a pas pu le faire faute d’autorisation. Pour cet ami, une mosquée est aussi une maison de Dieu au même titre qu’une Eglise. Triste et navrant malentendu.
Ce déséquilibre, cette inégalité, cette différence de traitement que l’on observe trop souvent, ont encore une fois, quelque chose d’absurde, d’injuste et de révoltant. Et c’est je crois, fondamentalement contraire à la morale et au message coraniques . Pourtant il y a un courant de l’islam qui remonte au VIIIème siècle, une doctrine mystique, admirable pour son ouverture, sa générosité, sa beauté, sa noblesse et sa haute spiritualité. C’est le Soufisme.Il a pour moteur, l’éthique du don et de l’altérité. Il dérive de plusieurs sources qui en font une spiritualité inspirée, notamment de la tradition chrétienne des Pères du désert.
Bien que condamné par les docteurs de la loi dans les pays de l’islam, il "a toujours joué un rôle de structuration sociale par la transmission d’une morale digne". Ibn Arabi (1165-1241), sans doute le plus grand maître du soufisme, a écrit dans un de ses poèmes que son amour est capable d’accueillir toutes les formes de foi, que sa religion est celle de l’amour. Ecoutons-le, ses vers sont sublimes :
"Mon cœur est devenu accueillant pour toutes les formes.
Il est pâturage pour gazelles, et couvent pour moines;
Temples pour idoles, et centre de gravitation pour pèlerins;
Tables de la Torah, et feuillets du Coran.
J’ai pour religion l’Amour, quelque direction que prennent
Ses caravanes. L ‘Amour est ma religion et ma Foi."
La personnalité de Jésus commune à l’Islam et au Christianisme interdit tout sentiment de rejet ou d’hostilité à son égard.
"Dans la tradition soufie, Jésus c’est le Maître, et tout soufi s’en réclame en le désignant comme le Sceau de la sainteté, cependant que le prophète Muhammad est le Sceau de la prophétie – tous deux étant considérés presque à égalité ».précise Mohamed Talbi dans "Penseur libre en Islam" (2002)
Les soufis n’ont pas disparu, loin de là, ils sont partout dans les terres de l’Islam. Ils sont peu voyants. Leurs voix précieuses seraient un rempart contre les barbares sanguinaires et une antidote à la violence actuelle qui envahie la planète. Leurs voix peuvent nous sauver en ces temps de malheur, en ces temps de péril. Ils peuvent constituer, plus que d’autres, un recours face au chaos, au désastre, à la folie des hommes.
Je termine mon propos par ces paroles –spirituellement- aussi audacieuses que superbes . Elles sont encore une fois, du divin Ibn Arabi :
"Que de saints bien-aimés dans les synagogues et les Eglises !
Que d’ennemis haineux dans les rangs des mosquées !"
Ryad Bousetta
Sousse