News - 20.06.2015

Les décorations tunisiennes d’époque beylicale

Les décorations tunisiennes d’époque beylicale

Par Mohamed El Aziz Ben Achour - De tous les témoignages historiques de l’ancienne et forte tradition étatique de la Tunisie, celui que constituent les décorations d’époque beylicale est, sans doute, le plus éloquent et le plus raffiné.

Conquise  par les Ottomans en 1574 à l’issue d’un long duel qui les  opposa aux Espagnols, la Tunisie, siège de l’émirat hafside depuis le XIIIe siècle, tombait au rang de province. Mais les beys husseïnites, reprenant et développant l’expérience tentée par leurs prédécesseurs mouradites entre 1630 et 1702, n’eurent de cesse, depuis l’accession au pouvoir du fondateur de la dynastie, Husseïn bey Ben Ali en 1705, de mener avec détermination une politique fondée sur deux principes : le premier consistait à rompre avec le mode de gouvernement oligarchique et à caractère allogène mis  en place au lendemain de la conquête, en réduisant l’influence des autorités militaires et politiques telles que le dey et les officiers supérieurs de la milice des janissaires au profit d’un pouvoir héréditaire.

L’autre principe consistait en la mise en œuvre d’une politique d’autonomie à l’égard du gouvernement impérial d’Istanbul, malgré une allégeance aux sultans jamais contestée et une conscience très sunnite de l’appartenance au califat ottoman.  Cette renaissance, initiée par les beys, d’une ancienne tradition politique inaugurée au IXe siècle par les émirs aghlabides et poursuivie par les Zirides puis les Hafsides, donna à l’histoire de la Tunisie husseïnite un caractère spécifique qui la distinguait de celles des autres provinces de l’Empire ottoman et, en particulier, d’Alger, sa voisine.

Aussi, le pouvoir beylical prit-il un caractère monarchique de plus en plus accentué qui se manifesta par divers aspects, dont la mise en place d’un protocole très élaboré. Au cours du XIXe siècle, l’imitation des usages européens en matière d’uniformes, de récompenses et de décorations joua en faveur de ce caractère à la fois dynastique et autonomiste. La Tunisie fut ainsi le troisième Etat musulman, après la Turquie et la Perse, à créer des décorations destinées à récompenser militaires et civils.

La première des décorations fut le Nichân el Iftikhâr (on disait alors nichân et non, comme aujourd’hui, wisâm), créé sous le règne de Mustapha Pacha Bey (1835-1837). Le Nichân ed Dam fut créé en 1840, puis il y eut l’institution du Nichân Ahd el Amân en 1860 et, en 1874, le Nichân Ahd el Amân el Mourassaâ. Bien plus tard, en 1956, fut créé le Nichân al Istiqlâl, la seule des décorations beylicales à avoir survécu à l’abolition de la monarchie en 1957 ; et pour cause, puisqu’elle était destinée à saluer l’avènement d’un ordre nouveau. 

Le Nichân el Iftikhâr

L’Iftikhâr de Mustapha Pacha Bey : cette décoration se distinguait par sa forme ovoïde  et par la richesse des matières employées: or et diamants. Le médaillon central, en or émaillé, porte l’inscription arabe «Mustapha», selon une graphie de style ottoman.

Le Nichân el Iftikhâr se portait agrafé sur la poitrine, en haut à gauche. Il comportait une classe unique. Il semble que cette décoration n’ait été  décernée qu’à très peu de personnes, sans doute en raison des réticences des milieux lettrés, le droit musulman étant strict sur la question du port des bijoux et de l’or par les hommes.

 L’Iftikhâr d’Ahmed Pacha Bey (1837-1855): sous le règne de ce bey réformateur, l’Iftikhar évolua vers une organisation semblable à celles des grands Ordres modernes et, en particulier, de la Légion d’honneur. En 1843, la décoration ovoïde disparut et fut remplacée par un nichân à plusieurs classes: sinf akbar ou classe majeure, sinf awwal, première classe, ainsi qu’une deuxième, une troisième et une quatrième classe.

Les décorations étaient fabriquées dans des matières nobles (or et diamants pour les classes les plus élevées) à l’hôtel de la Monnaie du Bardo ( Dar as-sikka). La classe majeure se présentait sous la forme d’un cercle en or serti de diamants, dont la partie centrale, évidée, portait des lettres le nom «Ahmed».

L’Iftikhâr de Mhammad Pacha Bey (1855-1859) : ce bey fit abandonner la fabrication des plaques et insignes en or et pierreries de l’Iftikhâr et ordonna à Dar es-sikka de réaliser, désormais, le Nichân en argent pour toutes les classes de l’Ordre. Le nouveau modèle, fort joliment dessiné par Mohamed Gara, le responsable de l’hôtel de la Monnaie, resta inchangé jusqu’à la disparition de l’Ordre sous la République. Il avait la forme d’une étoile à rayons divergents et renflée en son milieu. Au centre  de la plaque, sur fond émaillé  vert, se détachait le nom du bey régnant en lettres d’argent ciselé. Plus tard, à partir du règne d’Ahmad Bey II (1929-1942), on fit ajouter le mot «bey», précédé du nom du souverain.

Sous le règne de Mhammad, l’écharpe  moirée du grand cordon de la classe majeure est définitivement adoptée.  Ses couleurs étaient le vert à double liseré rouge. Elle était désignée officiellement par un de ces italianismes chers à l’aristocratie de l’époque: «al fâshsha» (fascia).

L’iftikhâr à partir du règne de Sadok Pacha Bey

L’apport de Sadok Bey a consisté dans la promulgation, en 1861, d’un décret qui précisait la forme des décorations et la manière de les porter, et le nombre maximum de titulaires dans chaque classe. Il instituait aussi des droits de chancellerie. Il rendait obligatoire la remise d’un décret beylical confirmant la nomination alors que, jusque-là, la parole du bey suffisait.

Sous le protectorat, le Nichân el Iftikhâr fit l’objet de certaines mesures de réorganisation.  Lors de la fermeture de Dar es-sikka en 1891, les insignes de l’Ordre furent désormais exécutés par des maisons spécialisées de France.

Amoindri par l’institution du Nichân el Ahd  et du Ahd el Mourassaâ, subissant, à partir de 1881, la concurrence de la Légion d’honneur, l’Iftikhâr ne manqua pas de se galvauder en raison de sa trop grande diffusion. Seules les deux classes les plus élevées de l’Ordre échappèrent  à cette dépréciation.

Le Nichân ed-Dam

Cette décoration, la deuxième dans le temps et la plus élevée de toutes, fut créée par Ahmad Pacha Bey à une date que l’on situe approximativement, en l’absence de texte organique, vers 1840. Cet Ordre du Sang était plus volontiers appelé par les textes et documents arabes : Nichân el Bayt el husaynî ou Ordre de la Famille  husseïnite. Le Nichân ed Dam était un signe distinctif et de prestige réservé aux membres  de la famille régnante.

Constituée d’une classe unique, cette décoration consistait en une monture en or ajouré et de diamants disposés en cercles concentriques dont celui du centre était constitué par un gros brillant. Le Nichân ed-Dam ne comportait pas d’inscription. Il se portait au cou (à de rares et anciennes exceptions)  et était maintenu par un  ruban vert à double liseré rouge identique à celui de l’Iftikhâr. 

La seule personnalité tunisienne non membre de la famille beylicale qui avait le privilège de porter cette décoration était le Premier ministre. En ce qui concerne les personnalités étrangères, la règle fut appliquée avec plus de souplesse : des chefs d’Etat, des princes et de très hauts dignitaires eurent ainsi l’honneur d’être décorés du Nichân ed-Dam.

Le Nichân Ahd el Amân

Le processus de mise en place d’une charte en 1857 puis d’une constitution en 1861 plaça la Tunisie dans le peloton de tête des pays musulmans réformateurs  et suscita la vive approbation des puissances étrangères. L’Etat beylical chercha donc à le commémorer au plan protocolaire par la création d’une décoration qui saluerait «l’ère nouvelle ». C’est ainsi que fut créé par le décret du 16 janvier 1860, le Nichân Ahd el Amân. On reprenait ainsi, mot pour mot, le nom arabe du texte organique des réformes de 1857 dites de «Ahd el amân» ou Pacte fondamental.

En raison de son caractère élitiste et de la richesse et de la beauté de sa forme, cette décoration était appelée à un brillant avenir. Comportant une classe unique, le Ahd, en vertu du décret de fondation, n’était attribué qu’aux ministres et aux généraux de division et, en temps de guerre, aux généraux de brigade pour faits exceptionnels.  Afin de protéger le Nichân el Iftikhâr d’un amoindrissement brutal, le Ahd el Amân fut placé, à l’origine, au-dessus de la première classe mais au-dessous de la classe majeure (el sinf el Akbar) de la doyenne des décorations tunisiennes.

La plaque du Ahd, sans doute une des plus belles au monde, a la forme d’une étoile en or à rayons recouverts d’émail vert sur laquelle sont appliquées les armes beylicales en or recouvert d’émail rouge. Par-dessus celles-ci, un nœud  et un cercle d’émeraudes enserrent le cadre central sur lequel figure le nom du bey régnant serti d’émeraudes. Autour court une inscription en arabe signifiant «le présent [du bey] est [la preuve] de sa confiance », ainsi que la date de l’accession au trône du souverain. En haut de la décoration se trouve un drapeau en or émaillé de vert chargé d’un sabre.

Le Nichân Ahd el Amân se porte sur la poitrine en haut à gauche, accompagné d’une « fâshsha », cordon moiré de couleur blanche avec double liseré alterné rouge et vert (plus tard, au XXe siècle, tirant vers le jaune).

Ahd el Amân el Mourassaâ

Lorsque le Bey Sadok nomma le général Khérédine au poste de Premier ministre en 1873 et lui confia le soin de régénérer l’administration et de rétablir la confiance après l’insurrection de 1864, il décida de créer une nouvelle décoration dérivée du Ahd mais supérieure à lui. Instituée en 1874, cette nouvelle décoration reçut l’appellation de Nichân el Ahd el Mourassaâ ou «Ahd incrusté».

L’ Ahd incrusté reprenait la forme du Ahd el Amân mais s’en distinguait par le remplacement des émeraudes par des diamants. Il s’en distinguait également au plan protocolaire par sa position plus élevée et le cercle très fermé  de ses titulaires. Le dernier Premier ministre tunisien à recevoir l’Ahd el Mourassaâ, ainsi, bien entendu, que l’Ordre du sang et le Ahd el Amân, fut Habib Bourguiba.

En 1959,  en vertu de l’article 21 de la loi 59-32 du 16 mars, l’Ordre du Sang, Ahd el Aman el Mourassaâ, Ahed el Aman et le Nichan el Iftikhâr furent supprimés, et les Tunisiens titulaires de ces décorations ne furent plus autorisés à les porter.

Les décorations husseïnites constituent, aujourd’hui, un beau (et, pour les deux Ahd-s, rarissime) témoignage du degré d’élaboration du protocole beylical et de l’organisation administrative dans notre pays.  En matière d’histoire internationale des Ordres et décorations, ces créations assurent encore à la Tunisie une place  de choix.

Mohamed El Aziz Ben Achour

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