Opinions - 19.05.2015

La vraie urgence en Tunisie : le lien social

La vraie urgence en Tunisie : le lien social

Les programmes politiques, économiques, sociaux pour aider la Tunisie à entamer un tournant positif et sortir de la spirale dangereuse où elle est enfoncée depuis la révolution ne manquent pas. Les spécialistes de l’économie, les politologues, les théoriciens dont regorge le pays à l’intérieur comme à l’extérieur n’arrêtent pas d’en proposer. Les plans d’action que certains élaborent et que d’autres critiquent sont tous bons à partir d’un angle de vue et moins bons d’un autre. Mais le gouvernement doit  opérer des choix et est condamné, d’une manière ou d’une autre, à trancher. Il récoltera autant de soutiens que de critiques, mais c’est ainsi en démocratie. Rien n’est parfait.

Néanmoins, pour le spécialiste du comportement humain que je suis, je sais que la base de la réussite d’un programme de développement, même le plus intelligent, reste conditionné par une variable que les statistiques peuvent à peine cerner, que les hommes politiques rêvent toujours  d’obtenir d’une manière le plus souvent indirecte, mais y échouent le plus souvent. Je veux parler d’une mutation du comportement de l’individu vers plus de citoyenneté, plus de production et plus de culture. La machine de biens de qualité économique est centrée sur l’humain, en tant que producteur ou consommateur de richesses. Le quotient consommation/production est proportionnel au niveau éducatif et culturel de la personne. Un homme cultivé a tendance à produire plus de richesses qu’un ignorant et consomme parallèlement plus de biens. A l’inverse, l’ignorant produit peu ou rien et épuise la société pour l’entretenir et préserver sa santé.

C’est à un certain Habib Bourguiba que l’on doit le premier essai réussi de transformation de la société tunisienne vers une société productrice d’un point de vue économique de richesses autres que naturelles. Très tôt, il a compris que l’indépendance n’est rien si elle ne s’accompagne pas d’une maturation politique, culturelle et sociale du Tunisien qui se devait de cesser d’être le sujet d’un despote pour devenir maître de son devenir. Il entreprit d’éduquer son peuple. Il sillonnait inlassablement la Tunisie pour apprendre aux gens à vivre autrement, à casser le rythme des conventions et des traditions et à opérer un changement vers la modernité. La méthode fut parfois brutale, tyrannique, mais sur bien des points, elle réussit. D’une poussière d’individus, d’un amalgame de tribus, d’un conglomérat de régions, les Tunisiens forment aujourd’hui un peuple uni et même parfois chauvin, le niveau d’instruction moyen est parmi les plus hauts en Afrique et dans le monde arabe, la liberté et l’égalité des femmes et des hommes ne sont plus remises en question, mis à part quelques illuminés qui rêvent d’un grand bond vers la période médiévale. On doit à Bourguiba l’équipement  de base de la Tunisie en routes, lycées, universités, hôpitaux, administrations, ports, aéroports, usines, notamment après la période collectiviste avec Ahmed Ben Salah et libérale avec Hédi Nouira. Cela a été fait de pair avec l’interdiction de la polygamie, l’égalité homme-femme en devoirs et droits, la scolarité gratuite et pour tous, etc.

Cependant, ces acquis culturels concrets, mais fragiles, furent en grande partie gelés pendant les vingt-quatre ans de règne dictatorial de Ben Ali. Le contact direct avec le peuple a disparu et avec lui un discours présidentiel éducationnel. Une gestion comptable, affairiste et policière a alors pris le pas sur la dimension culturelle et civilisationnelle voulue par Bourguiba.

Inculte au sens de l’ouverture culturelle, peu épris des lettres, il s’intéressa peu à ce que le Tunisien avait dans sa tête mais plutôt à ce qu’il pouvait avoir dans sa poche. Son seul mérite à mon sens est qu’il a très tôt compris l’importance de l’informatique et la développa, mais quand il vit tout ce qu’un internet libre pouvait représenter comme menace pour son régime, il fit marche arrière. Il fit aussi marche arrière par rapport à tout ce qui concerne l’enseignement. Il utilisa les écoles, les lycées et les universités comme espaces d’attente, une sorte de parking pour les demandeurs d’emploi. Ce qui eut pour conséquence un enseignement inégal  et une qualité de diplômés de plus en plus médiocre.

Quand la révolution éclata, sans que l’on sache vraiment comment ni qui sont les forces opaques à l’étranger qui l’ont très probablement préparée et initiée, il y avait dans la rue deux types de Tunisiens : d’un côté, ceux qui ont connu Bourguiba, qui rêvent d’un Etat fort capable de continuer l’œuvre de développement et la restauration de la dimension culturelle. C’est en général des personnes âgées de plus de quarante-cinq ans, ouvertes et bien formées, ceux-là mêmes qu’on appelait les orphelins de Bourguiba, et , de l’autre, une masse hétéroclite de gens plutôt jeunes dont certains rêvent d’islamisme et d’autres tout simplement d’anarchie.

Le constat qu’il est aisé à chacun de faire maintenant est que beaucoup de Tunisiens ne se reconnaissent plus dans le vivre-ensemble : saleté galopante, poubelles éventrées en pleine rue, vandalisme, détérioration croissante des espaces publics, inobservation du code de la route, resquille dans les transports publics, développement de la petite délinquance, corruption à tous les niveaux,  altération de la vie privée, agressions verbales et sonores, trafics illicites, contrebande, grèves irraisonnables, revendications salariales exorbitantes, etc. Petit à petit, le lien social est en train de s’altérer. Ce pays exemple, rêvé par Bourguiba, est en train de s’effondrer car les fondements culturels et civilisationnels qui lui ont donné vie ne semblent plus représenter l’essentiel de la manière d’être du Tunisien.
Doucement, le sauvage prend place en nous, l’égoïsme triomphe en lieu et place du collectif. Des ghettos culturels se forment sans véritable communication. Celui des salafistes avec son corollaire jihadiste, celui des frères musulmans, celui des artistes et des créateurs qui rêvent d’une liberté sans limites, celui des néo-bourguibistes qui aspirent à un régime juste et fort….Mais la grande masse est silencieuse, les jeunes, issus pourtant des meilleures écoles de la République, brillent par leur absence dans le débat politique. Ils ont déserté les urnes, beaucoup sont incapables de penser leur avenir et de voir dans leur état autre chose qu’une mère nourricière qui doit tout leur fournir et au premier chef un travail, sans tenir compte de la médiocrité même du diplôme que ce même Etat délivre.
Tout plan de développement de la Tunisie qui ne tient pas compte de la priorité éducative est voué à l’échec. Eduquer veut dire faire apprendre et aussi faire intérioriser des lois.

Il faut pour cela un Etat et une police forts. Mais cet Etat et cette police doivent être irréprochables sur le plan de l’intégrité pour que le citoyen les accepte et les respecte. Il faut des lois qui punissent tout ce qui altère le vivre-ensemble. Cela va du terrorisme au simple fait de jeter en pleine rue un mégot de cigarette. Il faut sauver l’éducation en ramenant la culture et non seulement les mathématiques et les sciences au cœur de l’enseignement. Il faut habituer les jeunes à lire et à écrire, à écouter la bonne musique, à s’intéresser à l’histoire, à la géographie humaine, aux langues et aux autres civilisations. Il faut que dans les écoles et les lycées, on apprenne à regarder des films d’auteur, à les discuter et les critiquer. Il faut réapprendre aux élèves à aimer l’art et à le respecter. Des programmes télévisés doivent être préparés à cet effet. Des chaînes culturelles compensant les inégalités de l’enseignement doivent être créées. Des leçons modèles doivent être disponibles pour tous et pour tous les niveaux sur Internet ainsi que des conseils pédagogiques pour les professeurs et les instituteurs.

Il est vrai que notre Premier ministre, Habib Essid, est vivement préoccupé par les  questions économiques et sécuritaires. Il a bien raison de le faire, j’en conviens ;  mais il doit aussi savoir qu’il ne pourra pas bâtir une économie vivante et active avec un peuple qui s’appauvrit intellectuellement jour après jour. Remettre la culture au centre du débat, c’est donner à la Tunisie des ailes pour voguer sereinement vers des lendemains meilleurs.

S.Z.  
Psychiatre