Tout sur Le coup d'Etat médical contre Bourguiba : le témoignage du Pr Ezzeddine Gueddiche
C’est un document historique qui est publié pour la première fois, apportant des révélations de première main sur le limogeage du président Habib Bourguiba. Il nous éclaire sur les circonstances de l’établissement, le 7 novembre 1987, du fameux rapport médical mentionnant que son «état de santé ne lui permet plus d’exercer les fonctions inhérentes à sa charge».
Ce témoignage et sa publication, nous les devons au Pr Ezeddine Gueddiche et au Pr Abdeljélil Temimi. Médecin neuropsychiatre, le Pr Gueddiche exerçait alors à l’Hôpital militaire de Tunis et avait été sollicité maintes fois au chevet de Bourguiba, depuis longue date.
Ce soir-là, il obtempérait à une convocation officielle.
Historique. Soucieux de livrer son témoignage pour l’histoire, il a choisi la Fondation Temimi, dont il apprécie les efforts de l’initiateur, pour lui remettre un texte écrit d’une trentaine de pages. Il y retrace les antécédents médicaux psychiatriques de Bourguiba puis relate ce qu’il a vécu le 7 novembre 1987.
Face à ce trésor, le Pr Temimi lui proposera de participer à un séminaire dédié auquel seraient conviés notamment les Prs Amor Chadli et Abdelaziz Annabi ainsi que Rafik Chelli, alors directeur général de la Sécurité présidentielle et récemment nommé secrétaire d’Etat à la Sûreté nationale. Animé par le Pr Rym Ghachem, psychiatre à l’Hopital Razi, ce séminaire, tenu le samedi 6 septembre 2014, fut très instructif. Les témoignages et les débats ont levé un coin de voile sur la maladie de Bourguiba et ce qui a été qualifié de « coup d’Etat médical» pour le destituer.
En attendant la publication du texte intégral du témoignage du Pr Gueddiche et le verbatim du séminaire dans les publications de la Fondation, l’auteur et le Pr Temimi ont aimablement autorisé Leaders à en publier les extraits suivants, se rapportant directement au rapport médical du 7 novembre 1987. Qu’ils en soient vivement remerciés.
«Le samedi 7 novembre vers 2 heures du matin, le téléphone sonne, je ne dormais pas : inquiet, je m’attendais au pire, ma mère étant gravement malade. C’est Abdallah Kallal au téléphone, il me demande de rejoindre le ministère de l’Intérieur sur ordre du général Ben Ali, Premier ministre.
Je traîne un peu, le général Youssef Ben Slimane, chef de la sécurité militaire, me rappelle à l’ordre. Lorsqu’en 1979, j’ai rendu visite à mon ami Azzedine M’barek, entre autres, il m’a dit que lorsqu’il rendait visite au Président, il était déguisé. J’ai pensé que cette convocation nocturne était liée à la santé du Président qui continuait à se détériorer et qu’une nouvelle crise avait éclaté ; l’intervention d’un psychiatre était alors nécessaire. J’arrive devant le ministère de l’Intérieur.
En face de moi je vois arriver le Pr Mohamed Gueddiche.
J’ai tout de suite saisi de quoi il en retournait et en rentrant dans le grand hall du ministère de l’Intérieur, je lui dis : «Ecoute, maintenant ça passe ou ça casse». Etaient présents au
2ème étage:
Les professeurs
- Mohamed Ben Smail : cardiologue
- Hechemi Garoui : gastroentérologue et président du Conseil de l’ordre des médecins
- Amara Zaïmi : pneumologue
- Mohamed Gueddiche : cardiologue
- Sadok Ouahchi : neuropsychiatre
- Ezzedine Gueddiche : neuropsychiatre
- Abdelaziz Annabi : neurologue, arrivé bien plus tard.
Amara Zaimi est décédé ainsi que Hechemi Garoui.
Quant à Sadok Ouahchi, contrairement à ce que rapporte Jeune Afrique du 2 au 8 novembre 2008, il est toujours vivant et se porte bien. Etait présente aussi Mme Souad Yacoubi, ministre de la Santé. Abdallah Kallel nous informe de l’objet de notre convocation, nous demandons à voir le Président.
La réponse est négative : «La présidence est en état de siège, personne ne peut y accéder». Alors, on prend tout notre temps, on discute, on se concerte, on évalue (nos différents points de vue).
Je dicte le rapport médical au Pr Mohamed Gueddiche.
Une fois approuvé, je demande la convocation du procureur de la République pour nous requérir. Avant de signer, Hédi Baccouche sort et me rappelle à mes devoirs citoyens en m’informant que «dans le cas contraire, demain c’est un bain de sang à Tunis et je serai tenu pour unique responsable».
J’ai rencontré le «Dr Amri» qui m’a informé qu’effectivement il y avait un complot des islamistes pour le 08/11/1987 et qu’il savait exactement ce qui se passait au ministère de l’Intérieur parce qu’il disposait d’agents infiltrés. Le procureur arrive, on est requis et on signe : on me demande de signer le premier. Et voici le texte du rapport : «Nous soussignés avoir été requis ce jour par le procureur de la République afin de donner un avis médical autorisé sur l’évolution actuelle de l’état de santé physique et mentale de M. Habib Bourguiba, président de la République, après concertation et évaluation, nous constatons que son état de santé ne lui permet plus d’exercer les fonctions inhérentes à sa charge ».
Nous sommes médecins loin des intrigues de la cour et nous avons agi en toute conscience. Le Président était en otage de cette même cour, comme le dit si bien Bourguiba Jr. Il fallait porter assistance à personne en danger ; malgré tout, ce certificat ne fermait pas la porte aux ayants droit.
Tout certificat est contestable, une contre-expertise aurait dû être demandée par les ayants droit sur les conseils de son médecin traitant. Le mot générique santé a été utilisé à souhait, aucune trace du mot démence ne figure dans le certificat médical. Aucun d’entre nous n’a été menacé ni par un revolver ni par des bombes lacrymogènes et personne ne m’a dicté ce rapport ni ne m’a tenu la main.
Pour nous, enfants de Bourguiba, sa place est à côté de ces génies bipolaires : Ernest Hemingway, Vincent van Gogh, Charles Dickens, Napoléon, Isaac Newton… Je voudrais, pour terminer, vous citer deux témoignages :
«Durant tout l’automne 1976, le Président a été frappé de dépression qui l’affectait périodiquement, depuis cinq ans. Enfermé au palais de Carthage, il ne recevait presque plus personne. J’étais un des rares qu’il faisait appeler chaque après-midi. Et pour moi, qui l’avais connu dans toute la plénitude de ses moyens, il offrait un spectacle poignant … A ces phases de confusion succédaient
des moments de lucidité … ».
«Ce n’était pas facile, c’était le Président ! Personne n’osait penser que c’était une dépression nerveuse. Il y avait encore ce tabou social qui associe toute maladie nerveuse à la folie et impose donc le silence. Il y a même un médecin de ma génération, encore vivant, qui continue de penser, de bonne foi et par attachement à mon père, qu’il n’a jamais eu de dépression nerveuse ! Il y avait une sorte de blocage qui ne permettait pas de percevoir une réalité plus que tangible… ».
C’est cet attachement qui pousse à une attitude de déni! Le mot de la fin : Bourguiba n’était ni un dictateur ni un démocrate, c’était un homme pressé et il l’a payé de sa santé!
E.G.
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