Opinions - 18.01.2015

Les errances endémiques de notre politique de l’emploi

La Tunisie vit depuis plus de trente ans avec l’illusion que le chômage peut être contenu dans des limites « raisonnables »  en recourant à deux « correctifs ». Le premier porte sur la maîtrise du coût du travail, le second sur la flexibilité que beaucoup limitent à l’assouplissement des conditions de licenciement et à l’appel aux CDD (contrat à durée déterminée). Nonobstant l’impact de la croissance, toute notre politique de l’emploi s’articule depuis plusieurs décennies sur ces deux dogmes. Mais les faits, les simples faits, apportent un démenti cinglant à cette politique.

1 - En dépit de l’apport de l’immigration (officielle et clandestine) et de la stabilisation de la demande additionnelle annuelle (qui repart désormais à la baisse), le chômage global se maintient à un niveau élevé et ce quelle que soit la définition retenue. Quant au chômage structurel, relatif notamment à l’inadéquation quantitative et qualitative entre offre et demande, il ne cesse d’augmenter (près du cinquième concerne les chômeurs depuis deux ans et plus). Pour sa part, le chômage des diplômés du supérieur dépasse actuellement 31% dont 41% pour les femmes et ce malgré un taux d’activité du sexe féminin faible et « décalé » par rapport à tous les autres indicateurs démographiques du pays (mortalité infantile et maternelle, fécondité, espérance de vie à la naissance, etc.) et la prédominance des femmes parmi les sortants de l’enseignement supérieur (60%). En effet, le taux de participation des femmes tunisiennes à la population active (estimation modélisée OIT) reste particulièrement bas (25%), contre 44% en Afrique du Sud, 60% au Brésil, 51% au Mali  et 40% au Niger.

2 - Les raisons de cette « désarticulation » sont multiples. La majorité des économistes ne regarde l’emploi que sous l’angle de l’offre alors que l’emploi a bien deux facettes : offre et demande. Aussi, elle ne prend pas suffisamment conscience de la formidable évolution structurelle de la demande, une évolution bien prévisible pourtant. Quant aux décisionnaires politiques, leur priorité va habituellement vers le court terme, d’où le recours à des expédients qui se retournent finalement contre l’emploi à moyen et à long terme. Sous l’angle des entreprises, le motif principal du recrutement n’est évidemment pas la satisfaction des injonctions des gouvernements ou le bénéfice tiré des avantages accordés en faveur des « emplois assistés ». Toute chose étant égale par ailleurs, les entreprises ne recrutent que pour se développer, satisfaire des bons de commande et acquérir des parts de marché à l’intérieur comme à l’extérieur. Point.

3 - Bien plus et bien plus durablement que la loi de 1972, le maintien des salaires réels à un niveau bas a encouragé des combinaisons factorielles favorables, de prime abord, au travail, mais il a conduit à la prédominance d’activités ayant un rendement insuffisant au niveau de la VA (valeur ajoutée) et de la balance en devises des branches concernées. Les industries du textile, habillement, cuir et chaussures accaparent 41% de la population active occupée dans l’industrie manufacturière en 2010, mais elles n’emploient que 9,2% d’actifs du niveau du supérieur et ne participent qu’à hauteur de 3% du PIB en 2009 alors qu’en termes de VA, elles dépassent à peine la barre des 30% de la production. A l’inverse, les IME se distinguent par une balance commerciale bénéficiaire en valeur, un niveau de VA appréciable (46% en 2009) et une participation au PIB global à hauteur de 3,7% (15,6% pour l’ensemble des industries manufacturières en 2009) pour moins de 20% de la population active occupée dans le secteur manufacturier. Par manque de moyens, d’esprit d’entreprise ou de volonté politique clairement affichée, la mutation graduelle n’a pas concerné l’ensemble du tissu industriel et ne s’est pas effectuée à temps pour répondre à certaines contraintes dont la balance commerciale, l’intégration et l’emploi des diplômés.

4 -  La taille moyenne des entreprises n’est évidemment pas déconnectée de l’ensemble des choix opérés.  Au 31 décembre 2011, le nombre total des entreprises tunisiennes s’est élevé à 602.222. Le secteur informel représente à lui seul 96,9% du tissu industriel tunisien contre 18.373 entreprises appartenant au secteur formel, soit 3,1% du tissu industriel. L’essentiel des entreprises du secteur formel est de petite et de moyenne taille, les grandes entreprises ne comptant que pour 0,1% du total. La taille moyenne des entreprises tunisiennes est évidemment en relation avec la forme juridique dominante. La société du type personne physique reste très largement majoritaire (84% du total des entreprises), alors que le nombre de sociétés anonymes n’atteint que 1% du total contre 12,5% pour les SARL. Cette configuration a eu des conséquences directes sur n n n
 n n n le taux d’encadrement et l’emploi des diplômés du supérieur dans la mesure où le nombre moyen d’emplois dans le secteur structuré de l’industrie tunisienne ne dépasse pas 85 salariés avec des pointes pour les industries électriques et électroniques, celles totalement exportatrices en particulier (323).   
 
5 - La combinaison de ces « données » eut pour résultat l’accroissement de la productivité  à un rythme insuffisant au regard de l’évolution de la répartition sectorielle de la population occupée et des contraintes propres à la compétitivité. Au demeurant, l’amélioration de la productivité des facteurs passe par un ensemble d’actions dont le taux d’encadrement, la qualité de la main-d’œuvre, le climat social, l’organisation du travail et la taille de l’entreprise. Mais elle passe aussi par l’accroissement du capital par travailleur, c’est-à-dire par un redéploiement progressif en faveur de l’investissement à haute intensité de capital, une équation que le pays n’a pas pu ou su résoudre, sacrifiant ainsi l’emploi de demain au nom de l’emploi d’aujourd’hui (sans pouvoir le satisfaire). Or sans amélioration substantielle de la productivité, aucune amélioration des revenus n’est possible à long terme. Du coup, le processus de développement basé sur la pérennisation du triptyque productivité -«revenus»- profil de la demande a été  freiné sinon bloqué, et ce bien avant la crise de 2008 ou les évènements que l’on sait.   
 
En somme, la Tunisie n’a pas mené jusqu’ici une politique de l’emploi mais bien une politique de traitement du chômage. Cette logique l’a conduite par le passé à des errances et à des approximations très préjudiciables à l’emploi dont la création d’un ministère de l’Emploi en dehors d’un ministère de l’Economie et des Finances et le traitement de l’emploi comme une question peu connectée finalement au modèle de développement et à la stratégie économique et industrielle. Le plus inquiétant pour l’avenir serait de voir cette même politique, ayant montré ses limites pourtant, être reconduite telle quelle par la nouvelle majorité parlementaire.

H.T. 

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