Abdelwahab Meddeb: Face au désastre
Comment laisser des barbares, coupeurs de têtes, égorgeurs d’anges, d’innocents fiers de leur crime, le mettant en scène, le diffusant universellement, comment les laisser sévir, envahir le monde par leur amour de la mort, leur haine de la vie, leur phobie de tout autre, comment les laisser souiller le mot islam et les laisser agir en notre nom?
Comment accepter que le si bon Hervé Gourdel soit sacrifié comme l’agneau mystique? Pourquoi les musulmans ne descendent-ils pas protester en masse dans leur ville? Comment laisse-t-on dans l’impunité le rapt du mot islam, de son usurpation par de tels malfaisants? Comment laisser les trésors de notre legs se dilapider devant un monde ébahi qui assimile le mot islam à ces cruautés théâtralisées pour semer la terreur?
Quant à nous, nous estimons que nous avons deux positions à prendre d’urgence, une de circonstance, la seconde de fond. La première consiste à une immédiate protestation, celle qui dit que moi, en tant que musulman, ces horreurs ne peuvent être faites en mon nom. A l’instar de l’initiative «Not in my name», des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont posté sur les réseaux sociaux leur photo en brandissant le slogan. Si chaque musulman honnête agit individuellement ainsi, nous recueillerons la masse de voix protestataires qui sera entendue, même par les sourds, pour rétablir l’honneur et la dignité du mot islam.
La seconde, de fond avons-nous dit, consiste à ne jamais cesser de transmettre les merveilles de l’islam en ces temps de désolation. Car une partie de l’antidote à cette peste noire est à trouver à l’intérieur de notre héritage culturel. Comment lâcher en ces circonstances l’immense corpus du soufisme? C’est de son entretien au quotidien que viendrait peut-être le salut. Le soufisme ne bouscule-t-il pas la norme, ne perturbe-t-il pas le recours à l’orthopraxie et au littéralisme auxquels on veut réduire l’islam? Il impose, en effet, au sujet la complexité et l’affranchit pour une parole plus libre qui fait trembler le dogme. Il instaure l’intersubjectif dans la reconnaissance de l’altérité. En outre, le soufisme pense la croyance dépouillée du châtiment et de la récompense, hors la fiction du Paradis et de l’Enfer.
Malgré toutes ces licences que les docteurs de la loi condamnent, dans les pays d’islam, le soufisme a depuis toujours joué un rôle pratique, de structuration sociale, par la transmission d’une morale digne qui ouvre sur la métaphysique, sur l’envol de l’esprit sans pourtant dénouer le lien social. Le moteur en est l’éthique du don et de l’altérité.
Le soufisme, dont les premiers maîtres apparaissent dès le début du VIIIe siècle, dérive lui-même de plusieurs sources qui font de lui dès le commencement une spiritualité ouverte inspirée aussi bien de la tradition chrétienne des Pères du désert comme du néoplatonisme, sans oublier l’apport de l’Inde et de la Perse antique. Et son efficience n’a jamais failli, produisant jusqu’au XXe siècle des voix dissidentes que jamais l’opposition des docteurs de la loi n’ont réussi à faire taire.
Prenons un seul exemple de l’efficacité du recours au soufisme en ces temps corrompus par la malignité du mal: celui de l’altérité. Nous savons que l’islamisme, sous toutes ses formes, voue une haine à tout autre, même aux coreligionnaires qui ne partagent pas sa vision mortifère d’un islam dépouillé de sa civilisation qui, selon eux, le rendrait impur, car, comme toute civilisation, la nôtre est construite selon le principe d’hybridation, qui conduit à l’assimilation et à l’adaptation à soi de multiples apports étrangers. Et bien, par le soufisme, nous retrouvons une vision tout opposée de l’altérité : non seulement, l’autre, l’étranger à la croyance, est reconnu, il est même célébré. Dès le VIIIe siècle, les maîtres soufis christiques, par exemple, sont en nombre: citons Râbi’a al-Adawiyya (VIIIe s.), Bestami (VIIIe-IXe s.), Hallâj (IXe-Xe s.), Ibn Arabî (XIIe-XIIIe s.); et la chaîne ne s’est pas interrompue jusqu’à l’émir Abdelkader (XIXe s.) et le sheikh Allaoui de Mostaganem (XXe s.).
Plus encore, ces maîtres ont la certitude que la pluralité des croyances est un bienfait pour l’expérience intérieure ; il est fécond de butiner dans la roseraie de la sagesse, qu’elle que soit l’origine de ses fleurs. Ainsi, Ibn Arabî écrit-il dans un de ses fameux poèmes que son cœur est capable d’accueillir toutes les formes de foi, qu’il est temple païen, couvent chrétien, tabernacle pour rouleau de Torah, codex pour feuillets de Coran, que sa religion est celle de l’amour et qu’il va où que mènent ses cortèges.
Il est un pays qui a saisi que le soufisme peut être l’antidote à la maladie qui rend perclus l’islam aujourd’hui : c’est le Maroc dont la ligne officielle encourage le soufisme, à la fois comme corpus d’audace et comme participant à la structuration sociale à travers la solidarité confrérique et les rites assurant une catharsis qui déchargerait le sujet de l’excès tragique qui l’encombre.
Mais, selon les soufis, nous vivons au présent un temps d’occultation qui exige le retrait pour le maintien et la revivification de l’expérience intérieure. Les soufis n’ont pas disparu, loin de là, ils sont partout dans les cités d’islam, femmes et hommes d’amour ouverts à l’aventure, ils sont présents jusqu’à Médine et la Mecque, gouvernées par la doctrine wahhabite qui honnit les soufis. Ils y préservent le saint et le sacré dans un paysage urbain voué à cette espèce de techno-islam qui écrase tout saint et tout sacré.
Aussi les soufis, ne les trouve-t-on que si on les cherche, sinon on ne les voit même pas. Pourtant, ils nous doivent d’être plus voyants. Ils ont, plus que d’autres, droit de cité en ces temps de détresse. Nous parions que c’est par le soufisme que cesserait le cauchemar du déni de l’autre qui conduit à la mise en scène abominable de son élimination physique. «Que ton cœur soit le temple qui accueille toutes les croyances» : ainsi parlait Ibn Arabî. A travers lui et d’autres maîtres soufis apparaît ce qui sauve en ces temps de péril.
Abdelwahab Meddeb