Opinions - 07.10.2014

Les Islamistes tunisiens honoreront-ils leur engagement de ne pas appliquer la charia?

Le dirigeant islamiste tunisien Rachid Ghannouchi vient d'achever une tournée aux Etats-Unis pendant laquelle il a prononcé des discours très remarqués à l'Institut des Etats-Unis pour la paix à Washington D.C., à l'université Yale et à l'université Columbia. La tournée de M.Ghannouchi fait partie d'un effort de changement d'image de son parti, Ennahda, composé d'après lui de bons démocrates, à la veille d'élections législativesen Tunisie à la fin de ce mois. Ce parti avait été critiqué avec virulence en 2012 et en 2013, lorsque ses échecs en matière de gouvernance, conjugués aux craintes relatives à un programme secret et plus radicalvisant l'application de la charia, avaient considérablement réduit sa popularité.

J'ai assisté à sa conférence à l'université Columbia, pendant laquelle M. Ghannouchi a fièrement annoncé l'attachement de son parti à la démocratie et aux intérêts nationaux tunisiens, placés au-dessus des objectifs politiques propres à son parti. Il a affirmé que ce dernier avait constamment travaillé de façon inclusive, qu'en 2011 il avait donné son accord à un gouvernement de coalition par souci d'unité, qu'en janvier dernier il avait démissionné volontairement pour privilégier les intérêts nationaux, et qu'il avait œuvré sans relâche pour réduire au silence les voix extrémistes en Tunisie, y compris Ansar Al-Charia. Ces affirmations sont toutes fortement contestées au sein de la société civile tunisienne et par les dirigeants laïcs.

Après sa conférence, j'ai interrogé M. Ghannouchi au sujet d'un scénario contredisant celui qu'il venait de présenter, fondé en partie sur une vidéo qui avait fait l'objet d'une fuite en octobre 2012. Dans la vidéo, l'on voyait M. Ghannouchi parler sans détours avec des dirigeants salafistes au cours d'une réunion secrète: il les assurait que son parti partageait leurs buts, mais il leur conseillait la patience par pragmatisme – il était plus probable que la charia se réalise en travaillant à l'intérieur du système.

Ce moment édifiant concernant les pensées de M. Ghannouchi suggère un tableau beaucoup plus troublant. Ennahda est-il un phare de démocratie, ou attend-il simplement de consoliderson pouvoir avant de révéler un programme plus radical? Il est important de signaler que dans chacun des cas mentionnés par M. Ghannouchi, l'inclusion représentait également une habile manœuvre politique. A l'origine, Ennahda avait convenu d'un gouvernement de coalition par nécessité;la pluralité qu'il avait gagnée lors des élections initiales n'était pas suffisante pour former un gouvernementà même d'exercer le pouvoir. La démission du parti en janvier dernier n'était pas du tout volontaire non plus. Elle n'est intervenue qu'après des mois de manifestations et de négociations avec l'opposition, et l'on ne peut ignorer la crainte bien réelle dans les milieux islamistes de connaître le même sort que les Frères musulmans égyptiens, renversés par un coup d'état en juillet 2013 et maintenant soumis à une répression brutale. Et même la campagne d'Ennahda contre le groupe terroriste salafisteAnsar Al-Charia n'était survenue qu'après que la menace d'un effet de rapprochement préjudiciable fut devenue bien réelle : les relations du parti avecAnsar Al-Charia commençaient à saper l'image soigneusement façonnée d'Ennahda en tant que parti islamiste “modéré”. Il est certes important de noter que le parti a bien voulu travailler de façon démocratique et inclusivelorsque cela servait ses intérêts, mais l'affirmation de M. Ghannouchi selon laquelle cette attitude était motivée par un amour inconditionnel de la démocratie devrait être remise en cause.

Alors que la Tunisie se prépare à des élections législatives à la fin de ce mois, il est important de garder à l'esprit un principe fondamental de la démocratie : celui de la responsabilité. Dans une démocratie saine, les candidats mettent à profit la période de la campagne pour élaborer un programme clair composé d'engagements politiques explicites. Si, une fois élus, ils s'écartent de ce programme, ils auront probablement des difficultés à se faire réélire. Les électeurs tendent à désavouer les dirigeants qui n'honorent pas leurs engagements. La capacité de récompenser ou de sanctionner les dirigeants en fonction du respect de leurs positions déclarées constitue le principe de responsabilité.

Sachant cela, il devrait apparaître clairement que les candidats d'Ennahda défendent un programme d'inclusion et s'engagent à ne pas essayer d'appliquer la charia – une positionau sujet de laquelle j'ai interrogé M. Ghannouchi, et qu'il a confirmée. Quel que soit le résultat des élections à la fin de ce mois, le peuple tunisien se souviendra de ces engagements.Ennahda devrait se rendre compte qu'il devra répondre de ses actes s'il ne les honore pas. Ce parti a affirmé que ses  intentions sont démocratiques et qu'elles appuient les intérêts nationaux de la Tunisie.S'il apparaît que cela est faux, on peut s'attendre à ce que l'islamisme soit très bientôt balayé de la vie politique tunisienne.

Aubrey Clark-Brown
(*) Auxiliaire de recherche au Centre de la New York University
pour lesdialogues: le monde islamique – les Etats-Unis – l'Occident.

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4 Commentaires
Les Commentaires
watani horr - 08-10-2014 00:06

Vous avez bien fait de mentionner que l'amour renouvelé de Ennahdha pour la démocratie et l'inclusion n'est que positionnement stratégique. Alors qu'elle était au gouvernement, Ennahda n'a pas manqué UNE OCCASION pour envoyer le mauvais message et inquiéter le peuple Tunisien, a) à commencer par le défilé de prédicateurs islamistes aussi extremistes les uns que les autres, recus en grande pompe par les dirigeants de Ennahdha, b)la répression sauvage d'une fête du 9 avril par des milices affifliées à Ennahdha, c) l'assassinat de Chokri Belaid, le plus virulent et plus credible des critiques de Ennahdha, pour lequel Ennahdha porte AU MOINS la responsabilité politique, d) l'agression des syndicalistes de l'UGTT à son siège en décembre 2012, e) l'instrumentalisation grotesque de la justice, f) l'attaque en règle et sans relache de l'ancienne ISIE et de son irréprochable directeur, Kamel Jendoubi, g) leur insistence à se maintenir au gouvernement après l'assassinat de Belaid et le rejet de gouvernement de consensus, h) leur alliance avec Ansar Charia et autres groupes extremistes, i) les incroyables failles au niveau de la sécurité qui ne peuvent être du à la simple incompétence, j) les défis du genre "eat your heart out" lancés à l'opposition laique par nulle autre que la fille de Ghannouchi, k) leur détournement sans ambages des règles des divers comités de l'ANC pour l'écriture de la constitution, l) leur multiples tentatives d'imposer la Charia par la grande porte, la petite porte, la fenêtre, et les trous de serrure de la constitution, et m) leur refus de prendre responsabilité pour l'assassinat de Brahmi. Oui, ils ont quitté le gouvernement (mais pas le pouvoir, disait Ghannouchi à ses militants) en janvier sous la pression de la rue, mais aussi, de crainte de se faire sortir par une révolte popu;laire face à la dégringolade de la situation économique et sociale. Ennahdha s'est opposé à tous les aspects pro-libertés de notre constitution dont se vante le Cheikh aux États Unis. Nous, Tunisiens, ils ne nous bernent pas. C'est surtout les occidentaux dont la naivete (ou le cynisme) nous déconcertent. Ennhdha n'a pas changé en 30 ans dans l'opposition: elle a plongé dans la corruption et le clientelisme de quoi faire palir Ben Ali, et a tenté de se maintenir jusqu'à la rupture. Et attention, "les jeunes" (et beaucoup de vieux peu sortables qui ont disparu de la scene depuis que le mouvement cherche a rebatir ses "moderate credentials") du mouvement sont opposés à cette "ouverture" du cheikh. It is all a smoke screen for the naive and the memory-challenged. La Tunisie est un pays a 99 % musulman. Quelle peut-être la justification d'un mouvement à référence religieuse/islamiste, si ce n'est l'application de la Charia? La différence entre Ghannouchi et les "impatients", ce sont les moyens d'y arriver. Il est devenu 'Bourguibiste/etapiste" quand il s'est rendu compte de la résistance d'un peuple dont on essaie de faire changer de style de vie de manière frontale. L'occident a appris, depuis des siécles, que religion (loi divine non discutable) et démocratie (lois des Hommes, résultats de compromis) ne font pas bon ménage. Pourquoi ce serait différent pour l'Islam, qui prétend régir tous les aspects de la vie, du spirituel/divin, au commerce/politique/social? Pour les occidents, ce sont là des cas d'études "intéressants". Pour nous Tunisiens, en particulier les laics ayant enduré les dictatures Bourguiba et Ben Ali, nous sommes viellissants, et impatients: nous n'avons pas de patience pour la vélocité de l'histoire. J'aimerais, de mon vivant, connaitre la Tunisie dont j'ai revé depuis mon enfance.

Jean Pierre Ryf - 08-10-2014 08:29

Voilà encore un de ces naïfs, ignorants et qui oublient que Ganouchi est le roi du double langage. A t il vu la cassette video et le vrai discours de Ganouchi? Sait il que le projet de cet obscurantiste est d'infiltrer petit a petit la société tunisienne -et c'est en cours- et ensuite d'appliquer son programme. Comment peut on être aussi naïf?

Aida BOUCHADAKH - 08-10-2014 11:41

Je voudrai enfin qu'on m'explique une bonne fois pour toutes ce qu'est la Charia En Arabe, c'est la voie, le chemin à suivre..pour atteindre un certain nombre d'objectifs qui sont notamment la justice et la dignité humaine, et il n'y a point de dignité sans liberté, y compris religieuse, wa man chaa fal yoymin, wa man chaa fal yakfour Certains ont réduit la Charia aux chatiments corporels, c'est très réducteur et fallacieux...Dois-je rappeler que le 2nd Kalife, omar, que personne ne pourra taxer de laxisme dans l'application de la Charia, a été le premier à suspendre l'application d'un chatiment corporel qu'est le fait de couper la main au vouleur,et a tenu compte du contexte social... Alors, de grâce, cessons de nous gargariser avec ce concept flou et mal défini et utilisons des termes moins polémiques, on pourra peûtr être faire avancer la société vers plus de justice...

Habib OFAKHRI - 10-10-2014 01:09

« Watani Horr » a amplement résumé la sincère pensée rationnelle d’une large frange de Tunisiens qui souhaitent depuis des décennies que leur pays soit libre –démocratique - autonome et en interaction avec le reste des pays sans complexe parce que fier de l’apport de ses enfants à la civilisation humaine aussi bien dans sa singularité que sa pluralité. N’oublions pas que le mouvement de la tendance islamique a débuté dans les années 80 son prosélytisme par un profil bas de la prédication .Adoptant la tactique sectaire de la franc maçonnerie il lorgnait -stratégiquement- sur le pouvoir (politique) en jouant sur et du sentiment religieux ancré depuis des siècles dans les cœurs paisibles de citoyens (homogènes) alors que son cerveau roulait pour une loge plus pernicieuse ;celle des frères dits musulmans dont la soif d’absolutisme n’est plus à démontrer . N’oublions pas aussi que ce n’est pas l’application de la charia qui fait appréhension à l’étranger mais plutôt que ses intérêts dans les pays qui l’applique soient lésés. Les champions du monde libéral s’accommodaient bien avec les monarchies pétrolières et autres régimes dictatoriaux. Pour leurs intérêts ils sont prompts à pactiser avec le « diable » ; étant persuadés que l’au delà (paradisiaque) relève de la fantasmagorie ! Sans tête ; la révolution »dégagiste » du 14 /01 a été détournée .Un graffiti le résume ainsi :« le peuple aspirait à un changement de système ;la classe politique se contente de changer de gouvernement ». (Anonyme) Autant le bon dieu n’a pas fait le monde en un jour ; les mutations mentales ne s’opèrent pas en quelques années. L’idéal démocratique en Tunisie et ailleurs a de beaux jours devant lui .Toutefois le parti de la tendance islamiste pourra encore s’appuyer sur le tiers analphabète de l’électorat pour partager (par « consensus ») le pouvoir. La Tunisie devrait elle endurer -pour autant-les déboires des néo-talibans turcs et malaisiens ou wahabo-khomeynistes du golfe arabo-persique. Non -Mais ce n’est pas fatalité …

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