Rentrée difficile : risques et incertitudes
Pour beaucoup, le risque sécuritaire serait le principal danger que traverse la Tunisie aujourd’hui. Le terrorisme est un fléau du passage du millénaire, devenu, depuis les années 70, un moyen d’expression et de revendication très répandu.
De l’extrême droite à l’extrême gauche, nombreux sont ceux qui s’y sont essayés. Souvenons-nous d’Action Directe, des Brigades Rouges et tous ces groupuscules folkloriques dont certains ont pu séduire des gauchistes soixante-huitards. Aujourd’hui le terrorisme islamiste a pris le pas sur toutes les autres idéologies de «résistance armée». Cela fait des années que les tentatives s’enchaînent pour créer la République islamique sunnite au sens le plus guerrier du terme, qui serait le point de départ d’une vague de l’islamisme de conquête. De l’Algérie au Mali, en passant par la Syrie, l’Afghanistan et aujourd’hui la Libye, les tentatives ont été nombreuses et vaines jusque-là du moins, même si la dernière en date en Irak semble plus avancée. Mais, soyons sérieux, ces bandes de va-nu-pieds ne représentent pas une réelle menace face à un pouvoir déterminé et froid, quand il existe. Ce ne sont que des voyous, soldats d’une soi-disant armée de conquête.
Bien sûr qu’en Tunisie ils feront des dégâts humains, matériels et économiques, mais rien qu’une République ne puisse assumer, rien qu’une nation ne puisse dépasser. Encore faut-il donner des gages que nous sommes bien une République et une nation : capables de se réunir sur l’essentiel et surtout capables d’identifier l’essentiel. C’est la nation et la République qui doivent s’opposer au terrorisme, et non le gouvernement seul. Il ne faudrait pas commettre les erreurs du passé, faire de la lutte contre le terrorisme le pré carré du pouvoir politique, pour en exclure la nation. C’est un combat qui exige que l’on se salisse les mains, et que l’on assume tous ensemble. L’assemblée «tout court» (elle n’est plus constituante et n’a jamais été législative) traîne des pieds sur la loi antiterroriste, c’est pour le moins inquiétant quant à la cohésion et l’engagement dont la nation devrait faire preuve. Mais dans le même temps, avons-nous réellement besoin de cette loi pour combattre le terrorisme? Avons-nous besoin d’une loi pour mener la guerre à ces fanatiques? Surtout une dose de courage pour deux de détermination, et cela ne sera pas inscrit dans la loi.
Loin de sous-estimer les dangers du terrorisme, il est important de ne laisser ni la peur ni la banalisation du risque s’installer. La République doit afficher ses certitudes : le modèle de société en Tunisie ne changera pas, il est menacé oui ! Mais il perdurera tant que les Tunisiens en majorité le voudront, et ils le veulent. L’islamisme est minoritaire dans ce pays et il le restera. Elle doit restaurer les valeurs morales sans lesquelles une nation se met nécessairement en danger, mettre un peu plus de transparence et de sérénité dans la gestion des affaires publiques, pour rassembler contre les dangers extérieurs. Dans le contexte actuel, il est impératif d’éviter que la vague terroriste n’alimente le climat d’incertitudes, qui serait lui-même un outil de propagation du choc amplifiant les réflexes dépressionnaires.
Ce qui est en jeu c’est tout simplement la démocratie, et plus encore la construction d’une nation fière avec une forme de noblesse de l’esprit et de l’âme. Mais nous en sommes bien loin aujourd’hui, plus loin qu’on ne l’a jamais été depuis janvier 2011. Aujourd’hui, moins de quatre ans après la chute d’un voyou mafieux, ses lieutenants réapparaissent publiquement, prennent la parole, pour donner des leçons de moralité à qui mieux mieux, nous faire part de leur «riche» expérience, et se présenter comme une alternative sérieuse capable de sortir le pays de la crise. Ils sont de retour, sans vergogne, la tête et le verbe hauts, ils ne regrettent rien, et sont même un peu plus arrogants qu’ils ne l’étaient jadis, l’époque de la voix de leur maître. Epoque où ils faisaient là où il leur disait de faire. Il y a loin de vizir à calife, mais il y a des miroirs déformants dans lesquels plusieurs se voient bien plus beaux qu’ils n’étaient et qu’ils ne seront jamais. Que voulez-vous ? Dans un monde sans valeurs morales ni grandeurs, il n’y a plus de dignité mais plus d’indignité non plus. Partout les escrocs font recette, la politique n’est pas en reste. Nous voilà donc de nouveau devant un spectacle médiocre où l’exercice de la politique redevient le moyen de garantir des avantages personnels ou corporatistes, qui vont nécessairement à l’encontre de l’intérêt général.
Ces élections auront donc bien lieu (certains en doutent encore), en définitive tout le monde a plus à perdre qu’à gagner à saboter ces élections. Elles présentent l’avantage d’être les dernières pour nombre d’hommes politiques dont l’histoire ne retiendra malheureusement pas le nom. Malheureusement parce que l’opportunité leur a été offerte d’ouvrir grand les portes de l’espoir, mais ils ont manqué de clairvoyance et d’humilité. Ils iront tous peupler le cimetière des éléphants. Il y en a tant qui se croient un destin national; une trentaine de candidats à la présidentielle, c’est absolument risible, c’est comme si en France il y en avait cent cinquante ou bien encore six cents aux Etats-Unis, lorsqu’ils se suffisent bien souvent de trois. Ils n’ont aucune chance et le savent bien, mais un ancien ministre des gouvernements post-janvier 2011 avait dit publiquement un jour : «J’ai accepté d’être ministre pour avoir la chance d’être ancien ministre, c’est plus utile». Il ne le regrettera pas, mais comme c’est dérisoire ! Il faut dire que ces dernières années, la République a été une formidable machine à fabriquer des anciens ministres. Faites le décompte! Ce qui est en jeu c’est l’économique et le social. Il ne faudrait pas que les querelles d’arrière-garde que l’on a connues au cours de ces dernières années nous fassent oublier les objectifs recherchés et attendus. Il ne faudrait pas oublier les ravages causés par des années de régime autocratique. Le risque étant que la peur de voir l’Etat sombrer face aux coups de boutoir des obscurantistes de tout poil ne fasse reculer les ambitions affichées, il y a bientôt quatre longues années. Oui ces années ont été longues, parce que remplies d’espérance et d’autant de déception. Mais la marge de manœuvre est faible, et la période à venir risque d’être encore plus longue parce qu’incertaine.
Plus que l’issue des élections, c’est la mise en pratique de la constitution et du fonctionnement des institutions qui recèle le plus d’incertitudes et de dangers. La constitution sera mise à l’épreuve du feu et les couacs ne manqueront pas, dans une période où la Tunisie a besoin d’autre chose. Mais notre société devra apprendre à vivre avec l’incertitude et le risque. Les conséquences majeures de la mondialisation sont les pertes enregistrées en matière d’autonomie et de sécurité, qui complexifient singulièrement l’équation politique. Les chaînes de causalité sont modifiées, les visions politiques plus floues, et les marges plus ténues, sans compter que la prééminence du risque offre des opportunités nouvelles à son exploitation idéologique, qu’elles soient d’origine terroriste ou basée sur «la stratégie du choc» qui sert souvent des intérêts à court terme. L’incertitude a des conséquences économiques profondes, elle prolonge les effets de la crise, elle désincite et décourage. Elle agit sur les deux extrémités de l’équation économique, l’offre et la demande.
Comment l’Etat, qui perd en autonomie et en sécurité, peut-il offrir aux acteurs sociaux et, à travers eux, aux individus un environnement moins incertain? C’est peut-être là le fondement d’une réflexion qui doit conduire à remodeler l’action publique en faveur d’un transfert de responsabilités. C’est dans la prise en charge de sa propre capacité d’action que l’individu trouve le moyen de gérer le risque, agir et innover. Lorsque l’Etat n’est plus capable, seul, de faire face à un environnement hostile, il doit déléguer, dans une certaine mesure, à chacun au sein de la collectivité, les moyens de l’action. Plus l’incertitude augmente et moins l’Etat pourra conserver en main tous les leviers de l’action. C’est aussi cela la fin de l’Etat providence.
W.B.H.A.