La vertu perdue des élections
Il est bien étonnant que les nombreuses voix qui se multiplient pour dénoncer la caricature des élections qu'on veut organiser coûte que coûte s'arrêtent au constat et ne tirent pas la conséquence logique qui s'impose pourtant : l'annulation de cette comédie pour fonder d'abord l'État de droit par la mise en oeuvre des acquis de la Constitution restés lettre morte.
La boîte de Pandore des élections
Hier, le député Khaskoussi et, aujourd'hui, l'ancien gouverneur de la Banque centrale, Mustapha Kamel Nabli, ce sont les plus récentes voix d'observateurs engagés et crédibles qui tirent encore la sonnette d'alarme : les élections qu'on organise ouvriront la boîte de Pandore de l'instabilité dans le pays. Elles vont rééditer le même scénario que celui qui a échoué : un gouvernement fantoche où les islamistes, alliés pour la circonstance avec les ennemis d'hier, auront toute latitude de poursuivre leur folie dogmatique grâce au renouvellement d'une légitimité contestée et au nom de l'autorité de l'État et de son prestige.
À ces voix, bien d'autres se sont ajoutées et s'ajoutent dénonçant les conditions inacceptables dans lesquelles se déroulent les inscriptions sur les listes électorales : trop d'irrégularités qu'explique aisément le contrôle partisan des instances de l'ISIE et l'embrigadement d'une Administration qu'on n'a pas dépolitisée comme l'imposait la feuille de route du Dialogue national. Comment avoir des élections honnêtes dans ces conditions?
Même la prolongation de l'enregistrement sur les listes électorales n'empêchera pas les bavures énormes attendues qu'impose un système vicié à la base. Bien mieux, l'hypothèse de l'acceptation de la carte nationale d'identité pour voter est un excellent moyen pour violer et la loi et l'éthique électorales constituant une voie électorale pour les fraudes. Et qu'on ne nous parle pas de la supposée parade que serait la fameuse encre indélébile dont la raison d'être est purement commerciale, servant moins la crédibilité des élections que les intérêts de la société qui la commercialise !
Adresse solennelle à M. Sarsar
Alors, adressons-nous ici directement à Monsieur Sarsar dont on connaît l'honnêteté, le légalisme et les qualités morales : n'avez-vous pas de cas de conscience à présider une comédie d'élections relevant du meilleur opéra bouffe? Il y va non seulement de la crédibilité de ces élections et forcément de la vôtre en tant que garant de leur honnêteté, il y va aussi de tout l'avenir démocratique dans le pays.
Vous savez bien évidemment qu'il n'existe pas de scrutin parfait et que même dans les pays de démocratie ancienne, les bavures ne manquent jamais. Mais vous voyez bien que e nombre de celles qui ont déjà lieu et celles, innombrables, qui se profilent à l'horizon dans le cadre d'un système irrésistible et bien ficelé par la chape du mauvais scrutin choisi, ne devez-vous pas assumer vos responsabilités morales et historiques?
À votre place, en juriste que vous, mais aussi en sociologue bien au fait de la réalité de terrain, je constaterai l'impossibilité objective d'organiser dans l'immédiat les élections honnêtes que revendique le peuple et qu'impose l'éthique.
Qu'on arrête donc de se réclamer d'un respect purement formel de la constitution et qui ne trompe plus personne sur les intentions réelles des uns et des autres! Qu'on respecte enfin sa matière et son esprit en soutenant ce que le bon sens et la légalité véritable commandent : d'abord la mise en oeuvre des acquis de la constitution et la confirmation de l'État civil, car nulle élection ne sera jamais libre et honnête hors de l'État de droit. Or, le nôtre est toujours celui de la dictature avec ses lois scélérates. Et des élections tenues avant la fondation de cet État de droit — ou du moins la solennelle abolition des lois honteuses de la dictature — c'est la pérennité de celle-ci devenue double avec la dictature morale que veut imposer au peuple le parti islamiste.
Le sérieux risque d'une constitution mort-née
On le voit d'ailleurs en ce ramadan où l'on se croirait en une théocratie. J'avais d'ailleurs lancé un défi en tout début du ramadan au cheikh Ghannouchi d'oser apporter la preuve de la sincérité de son attachement à l'État civil en déclarant que le ramadan est une affaire privée, que le Tunisien est libre de le respecter ou non. (Ramadan 2014 : un défi pour M. Ghannouchi http://www.huffpostmaghreb.com/farhat-othman/ramadan-2014-un-defi-pour_b_5538170.html?utm_hp_ref=maghreb) Or, il n'en fit rien, laissant prospérer la confusion dont il tire avantage, alliée à une violence morale qui ne se cache même pas. Ainsi a-t-on vu des agents de l'ordre exercer une pression illégale sur des commerçants ayant osé ouvrir en plein jour de jeûne !
C'est que le parti qui prétend couper avec le passé entend profiter de son arsenal répressif. Aussi, ce qu'il n'a pas fait en près de quatre ans, il ne le fera plus jamais s'il n'y est pas contraint aujourd'hui, avant les élections.
Pareillement, ce qu'il n'a accepté que sous la contrainte, cette constitution consacrant l'État civil, il le reniera aussitôt sa légitimité renouvelée, car pour lui, même s'il ne le dit pas, la constitution dans les aspects qui heurtent ses fondamentaux dogmatiques restera lettre morte.
N'oublions pas ce qu'a solennellement répété l'une de ses figures éminentes au sein même de l'Assemblée constituante : que cette constitution était mort-née ! Et elle le sera si les élections vont jusqu'au bout, renouvelant une légitimité pour un parti islamiste qui n'a de démocratique que l'affichage trompeur.
Pour terminer, rappelons une loi sociologique que veut que, lorsqu'on se trouve hors d'un État de droit, c'est quand le pouvoir institué est faible, provisoire par exemple, comme c'est le cas en Tunisie, que les libertés ont plus de chance de voir le jour et l'État de droit d'être fondé. L'instabilité qu'engendre le caractère provisoire et sans légitimité du pouvoir est la meilleure garantie pour la venue de l'État de droit. Par contre, c'est quand la légitimité est forte et que le pouvoir institué est fort, que l'État de droit n'aura aucune chance de naître, car tout État de droit est une limitation des pouvoirs politiques du pouvoir. Et qui voudrait limiter ses pouvoirs, surtout chez nos dictateurs en puissance ?
Alors, arrêtons de se moquer du peuple et de moquer la légalité, cessons de se réclamer de la démocratie alors qu'on fait tout pour en retarder l'occurrence. Agissons pour son advenue en commençant par la mise en oeuvre de la constitution et l'abolition du système juridique de la dictature. C'est l'État de droit qui garantira alors la transparence et la régularité d'élections véritablement démocratiques.
Farhat Othman