Sortir la Tunisie de l'impasse de la «démoncratie»
Il est vrai notre pays est au seuil de la démocratie, et on ne peut trop exiger quant il s'agit du respect des normes universelles de démocratie. C'est l'argument sensé de certains réalistes; toutefois, c'est un argument à double usage, car on en fait le prétexte pour se contenter de singer ce qui se fait de plus ml ailleurs alors qu'on peut innover, recréer même la démocratie sur cette terre alors qu'elle est de moins en moins ce qu'elle était même et y compris dans ces parangons de pays développés dont on veut calquer non point les bonnes choses, mais les mauvaises habitudes.
En effet, la démocratie en Occident est de plus en plus une coquille vide, une «démoncratie», la chose des démons de la politique, ces prétendus gourous, avatars des idoles d'antan et des dictateurs d'hier et d'aujourd'hui. Tout est sacrifié à leur désir immodéré du pouvoir, surtout et y compris l'intérêt bien compris du peuple dont ils usent comme d'une feuille de vigne.
Du prétexte au texte
Aujourd'hui, au prétexte qu'il y a nécessité de représentation populaire, on organise des élections nationales précipitées dans les pires des conditions. Et au prétexte de la démocratie, on se contente d'un mécanisme purement formel réduit à une opération électorale, forcément électoraliste, du fait d'un scrutin taillé sur mesure, et destiné à privilégier la mainmise des deux grands partis dominant la scène politique.
Voilà les motivations qui expliquent l'impasse dans laquelle l'expérience démocratique tunisienne va entrer irrémédiablement alors qu'on prétend l'en sortir : une démocratie purement théorique au prétexte que des élections ont légitimé une majorité qui aura de nouveau tous les droits puisqu'il n'est nul État de droit pour freiner ses possibles excès, l'ordre juridique de la dictature étant toujours en vigueur et appelé alors à le demeurer au nom de la restauration de l'autorité de l'État et de son prestige. Et qui dit autorité dit forcément dictature quand il n'est point d'État de droit !
Il est étonnant que les démocrates se soucient peu des conditions dans lesquelles se déroulent ces élections, notamment le désintéressement populaire de la politique et la défiance énorme à l'égard de la classe des politiciens devenus des accros au pouvoir ou ses corsaires intrépides.
Pourtant, si on voulait dépasser l'écume des apparences, délaissant les prétextes fallacieux pour aller au texte et le lire correctement, on verra que plus que jamais l'expérience tunisienne est en mesure de réussir, mais pas de la manière qu'on le fait.
Si le consensus est une bonne alternative au système partisan dépassé, il ne doit pas s'agir d'un consensus mou traduisant une entente entre deux grands partis sous des dehors faussement consensuels. Si les élections sont nécessaires, elles ne doivent pas servir juste à renouveler la légitimité perdue de la majorité islamiste dans le cadre d'un accord avec son adversaire d'hier, justifié par l'impératif de rétablissement de l'autorité et du prestige de l'État. Que fait-on d'autre sinon reproduire à la lettre la pratique de l'ancien régime?
Oui, il est nécessaire de remettre l'état sur les pieds, mais cela ne doit pas se faire selon les règles scélérates de la dictature déchue; sinon, on ne fera que revenir politiquement en arrière et entrer socialement en guerre civile à un moment où sociologiquement le peuple est désormais loin devant ses élites en termes de paradigme du vivre-ensemble. Car à persister dans le jeu malsain actuel, on ne fera qu'aggraver la coupure entre le pays légal et le pays réel qui est la cause principale sinon unique de la perdurance de la situation de crise au pays.
Combler la faille entre le peuple et ses élites
Pour combler le cratère de plus en plus profond tenant les élites déconsidérées à l'écart du peuple qu'elles sont censées pourtant représenter, il urge de cesser de faire la politique à l'antique, usant de ruse, de fanfaronnade et de langue de bois. On voit bien le désintéressement du peuple des opérations électorales projetées qui ne servent à ses yeux que les intérêts mesquins des politiciens.
Si on a vraiment l'envie et la volonté de ramener le peuple à la politique en tant que gestion de la cité, on doit lui permettre d'exercer son pouvoir en choisissant non pas des élus nationaux, éloignés de lui et coupés de ses réalités et de celles du pays, mais d'abord des représentants locaux chargés de remettre d'urgence de l'ordre dans os municipalités sinistrées, et des élus régionaux agissant moins aux ordres du pouvoir central que selon les intérêts citoyens.
C'est ainsi et ainsi seulement qu'on sera en mesure de sauver l'expérience tunisienne qui fut prometteuse et peut le rester pour peu qu'on fasse preuve de bon sens et moins de machiavélisme et ce cynisme hideux qui marque les prestations des plus en vue de nos politiques, surtout ceux prétendant se réclamer des valeurs islamiques qu'ils dévergondent à la mesure de leurs ambitions.
Il est temps que nos «octos» soient enfin béants aux choses futures, comme dirait Jean Duvignaud, qui a connu mieux que quiconque notre pays, ou encore Montaigne dont l'exigence de cette nécessaire hommerie est plus que jamais d'actualité. Car ces choses futures, tôt ou tard, s'imposeront à eux et au monde, la Tunisie étant jeunesse.
Un peu moins d'égoïsme et beaucoup plus de réalisme et de congruence avec les exigences du peuple sont impératifs de la part de nos politiciens s'ils veulent durer sur la scène politique, non pas comme des étoiles brillantes dans le ciel d'été, des étoiles pourtant mortes depuis longtemps, mais comme cette lune et ce soleil qui rythment notre vie et font la vie. Cela commande d'avoir la sagesse d'arrêter la comédie actuelle des élections nationales et leur remplacement par des élections régionales et municipales. Cela commande surtout la suspension des lois les plus liberticides de l'ancien régime ¬— et elles sont légion — et de les remplacer par une nouvelle législation conforme à l'esprit de la Constitution dont il urge de mettre en oeuvre les acquis.
Juridiquement, tout cela est possible, l'Assemblée qui n'a pas voulu s'autodissoudre pouvant se valoriser de la sorte; en effet, il n'est rien d'impossible quand le consensus existe et que l'intérêt suprême de la nation le commande.
Au pire, les démocrates doivent refuser de participer à un simulacre d'élections et le président de la République — qui, faut-il le rappeler, fut le premier à entrevoir la nécessité d'élections municipales avant tout autre scrutin — pourrait et devrait s'abstenir de convoquer les citoyens à des élections risquant de relever de la mascarade.
Appel à la raison en une politique morale
Il ne s'agit que de l'avenir du pays qui, par la réussite de son expérience originale, pourrait contribuer à refonder la démocratie et transfigurer l'exercice de la politique dans le monde. Et qu'on ne vienne pas nous parler de respect de la Constitution, la vraie conformité au texte suprême commençant par le respect de son esprit et son application matérielle par la mise en oeuvre de ses acquis en termes de droits et de droits.
Et qu'on ne nous sorte pas non plus cet autre argument bidon de la nécessité d'une assemblée parlementaire pour légiférer; ce ne serait qu'une entourloupette pour reporter aux calendes grecques la nécessaire réforme de la législation actuelle de la dictature.
Comment les consciences démocrates dans ce pays peuvent-elles accepter une démocratie encore gérée, presque quatre ans après la Révolution, par la législation de la dictature? Cette simple interrogation doit suffire pour que nos consciences s'éveillent à ce qui relève de l'impératif catégorique démocratique : sortir la Tunisie de la « démoncratie » qu'on singe, cette chose absurde des intérêts partisans et des appétits des professionnels d'une certaine politique que le sens commun n'écrit avec raison qu'avec la seconde lettre de l'alphabet.
Une bonne fois pour toutes, la seule question qui se pose aujourd'hui avant l'occurrence de l'irréparable est de savoir si l'on veut rompre avec un passé honni et honteux ou non. Si c'est le cas, c'est sans conteste la mise en place immédiate de l'État de droit avec suspension immédiate des lois scélérates de la dictature et la décision révolutionnaire de différer les élections nationales en y substituant des élections locales et régionales.
Que les vrais démocrates dans ce pays, les patriotes sincères, répondent à cet appel à la raison et à la morale en politique. Qu'on arrête de prendre le peuple pour ce qu'il n'est pas : une pilule qu'on avale comme faisait Ben Ali et tout dictateur, ici et ailleurs. Les peuples en cet âge des foules qui est le leur ne s'avalent plus aussi facilement qu'avant; qu'on se le dise!
Et terminons par une question à méditer par nos plus honnêtes politiciens — s'il en reste —, la politique viciant tout de nos jours, surtout les consciences : veut-on faire de la Tunisie une seconde Égypte?
Farhat Othman