Ghannouchi: En haut de l'affiche...Chapeau l'artiste!
En gagnant son pari sur l’ordre des élections et en imposant la primauté aux élections législatives, le mouvement Ennahdha a repris la main sur la scène politique avec sa proposition «saugrenue» d’un candidat «consensuel» à la présidence de la République. Tel un sphinx qui renaît de ses cendres, le parti islamiste, voué aux gémonies il y a six mois à peine, contraint de quitter sans gloire le gouvernement, réussit non seulement à être en haut de l’affiche mais plus encore à imposer son agenda à toutes les forces politiques du pays.
Rappelons-nous, nous sommes le 25 juillet 2013 en plein mois de Ramadan de l’année passée. Un deuxième assassinat politique fait une victime de poids. Hadj Mohamed Brahmi était un militant de gauche atypique puisqu’il était panarabe et musulman pratiquant. La crise qui couvait depuis le meurtre de Chokri Belaïd six mois plus tôt s’aggrave inexorablement. L’opinion publique sous le coup de la colère pointe du doigt un responsable et un seul, le gouvernement de la Troïka et à sa tête le parti dominant Ennahdha. Le départ du gouvernement devient la revendication de la classe politique-hormis celle au pouvoir- et de l’ensemble des Tunisiens-exceptés ceux qui constituaient le noyau dur soutenant l’équipe gouvernante. Le séisme survenu en Egypte un mois plus tôt ne laissait guère de marge de manœuvre aux tenants de l’Islam politique en Tunisie.
L'alternative était alors soit que le gouvernement s’en aille et la Troïka accepte de quitter le pouvoir de son plein de gré mais contrainte et forcée, soit il s’accroche et jette le pays dans une guerre civile aux conséquences incalculables. Beaucoup sinon l’extrême majorité des tenants de la majorité étaient alors déterminés au nom de la «légitimité» à en découdre avec les forces qui voulaient les chasser du pouvoir qu’ils estiment avoir gagné de haute lutte.
«Toute la maison islamiste risque de s’écrouler sur ses habitants»
Un homme seul prend la mesure du défi lancé à l’Islam politique non seulement en Tunisie mais dans les pays du printemps arabe où il a conquis le pouvoir. Alors que ses lieutenants lui disaient que la Tunisie ce n’est pas l’Egypte et que l’armée tunisienne n’a rien à voir avec l’armée égyptienne, Rached Ghannouchi d’instinct, prend conscience que la partie était inégale et que le rapport des forces élément essentiel de la scène politique n’était pas en faveur de son parti. A moins de négocier une «paix des braves» avec ses adversaires politiques « toute la maison islamiste risquait de s’écrouler, ensevelissant sous les décombres tous ses habitants». C’est seul qu’il prend la décision de rencontrer l’adversaire politique le plus redoutable, «diabolisé» comme il n’y en a pas deux car il était le représentant de la «contre-révolution» tant décriée, Béji Caïd Essebsi le président du parti qui affichait dès sa création qu’il était un attrape anti-Ennahdha. Alors que Nida Tounés n’était qu’une «bulle médiatique» appelée à faire pschitt dans pas longtemps, le voilà devenu l’interlocuteur incontournable. Béji Caïd Essebsi avait tendu la main dans une émission télévisée, Ghannouchi la saisit. Quitte à le rejoindre à Paris où le fondateur de Nidaa avait rendez vous avec ses médecins. Au diable, l’orgueil. «J’irai au Guatemala si l’intérêt du pays le commande» disait-t-il dans une litote. C’est cette rencontre entre les «deux vieux» dont certes Caïd Essebsi avait pris l’initiative mais qui n’aurait pu avoir lieu sans la bonne volonté de Rached Ghannouchi qui allait mettre sur les rails le processus de règlement de la crise en place. Bonne volonté, voire. Il s’agit plutôt d’une manœuvre tacticienne de haute voltige.
Un pas en avant deux pas en arrière
Si la gouvernance du Nidaa permettait à son président de ne pas consulter les membres de son parti sur une question aussi délicate que la rencontre avec celui qui était considéré comme l’ennemi juré, il n’en fut pas de même pour Ghannouchi rentré batailler pour aligner les instances de son parti à son attitude. Il a dû user de tous ses talents et de l’ascendant qu’il avait sur ses troupes pour obtenir gain de cause. Et il en sera ainsi tout au long de ces mois difficiles où le parti islamiste était contraint à la danse «un pas en avant deux pas en arrière». Plusieurs mois durant, d’août à fin décembre, le chemin fut semé d’embuches pour qu’enfin le gouvernement démissionne, un nouveau chef gouvernement indépendant soit choisi, l’ISIE soit complétée et la Constitution «consensuelles» soit adoptée. Lorsqu’à la veille de la nouvelle année, les nuages se soient enfin dégagés, ce n’est pas le pays qui est sauvé c’est aussi Ennahdha qui peut enfin respirer. Durant toute cette période un Ghannouchi nouveau est apparu. L’homme sectaire a laissé la place à un homme ouvert à souhait. Alors qu’on l’attendait sur le registre du défenseur invétéré de la maison Ennahdha voilà qu’il se mue en homme du rassemblement. «Nous sommes embarqués sur un même bateau, obligés à cohabiter ensemble» disait-il à raison.
Renverser la vapeur
En six mois il a repris du poil de la bête. Avec persévérance, une infinie patience et un pragmatisme étonnant, il a remonté la pente. Jusqu’à reprendre la manœuvre au sein d’une classe politique qu’il surpasse et de loin. Si la discussion de la loi électorale ne lui a pas donné l’opportunité de tester ses capacités tacticiennes, du fait qu’il n’y avait là dedans rien d’essentiel qui mérite son coup de poing, c’est à l’occasion du choix de l’ordre des élections, les législatives avant ou la présidentielle en premier que le président du mouvement islamiste a montré ses capacités tacticiennes inégalables, son habileté à changer le cours des choses. Il a joué et il a gagné. Mettant toutes ses forces dans la balance, car il estimait que le jeu en valait la chandelle, il a renversé la vapeur à son avantage. A force de manipulation, de persuasion, de diversion, de marchandage, ou tout bonnement de division de ses adversaires.
Manœuvrier hors pair, Ghannouchi a réussi non seulement à séduire ses adversaires mais plus encore à faire taire toutes les voix discordantes au sein de sa propre famille. A sa droite, les Chourou, Ellouze et consorts sont devenus soudain muets. A sa gauche, Hamadi Jebali et les colombes du parti voient leur place se rétrécir comme peau de chagrin. Voulant être «calife à la place du calife» l’ancien chef du gouvernement a commis un crime de lèse-majesté en proposant sans consulter son chef, «un gouvernement de technocrates» qui a fini par s’imposer. Cela ne lui sera plus jamais pardonné. «Hors du parti il n’est rien» lui avait prédit Ghannouchi. Même démissionnaire, il devra rester dans le statut peu enviable du «ni ni», son sort demeurant entre les mains du patron du mouvement et de personne d’autre.
Parti sûr de lui et dominateur
Ghannouchi est devenu comme par enchantement le seul maître à bord. Non content de mettre la haute main sur son parti, plus que jamais «sûr de lui et dominateur», il réussit même la gageure d’imposer à la classe politique son agenda. La concomitance des élections qu’il voulait pour mieux assurer sa mainmise sur les deux scrutins, il ne la concéderait que si la primauté est donnée aux élections législatives. Ce sera chose fait après le renversement de tendance au sein du dialogue national grâce aux capacités tacticiennes des représentants d’Ennahdha.
A défaut de consensus difficile à réaliser il se serait suffi de la majorité qualifiée des deux tiers obtenue sans grande difficulté. Le parti islamiste peut, à juste titre crier victoire. Alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin. Pourquoi dès lors ne pas imposer son idée d’un président consensuel. Ayant toujours dit qu’il n’avait pas l’intention de présenter un candidat à l’élection présidentielle, scrutin secondaire à ses yeux, il a tout à gagner d’une proposition à première vue «saugrenue». Si elle est agréée, le parti islamiste aura imposé le candidat qu’il entend soutenir. Si elle est rejetée, il aurait au moins montré qu’il est le champion du consensus alors que les autres ne le sont pas. Dans ce dernier cas, le gagnant de l’élection aurait la tare originelle d’être le président d’un clan contre un autre et non le président de tous les Tunisiens. Le perdant ce ne serait pas par la faute d’Ennahdha. Quoiqu’on puisse en dire.
Quelle que soit l’issue de cette proposition, le parti islamiste peut se focaliser sur les élections législatives qui sont pour lui essentielles. Car il a milité pour un régime parlementaire et même s’il a fait la concession que le président de la république soit élu au suffrage universel, cela ne voudrait en aucune façon dire que ce dernier ait voix au chapitre. Sa fonction est symbolique et le parti islamiste fera tout ce qui est en son pouvoir pour qu’il en soit ainsi. D’ailleurs la proposition sur la recherche d’un « président consensuel » a pour finalité d’aboutir à la fin des fins à un président affaibli quelque soit l’issue de cette proposition.
Ressuscitation?
Il ne fait pas de doute que la ressuscitation du mouvement Ennahdha est le fruit de l’intelligence des hommes et des faits d’un homme et d’un seul, Rached Ghannouchi. On l’aime ou le hait, on doit bien reconnaître qu’il a excellemment manœuvré. Son leadership du mouvement ne souffre aucune déconvenue. Gourou pour les uns, ce qui n’est pas péjoratif soit dit en passant puisqu’il s’agit d’un terme hindi qui veut dire «maître vénérable autour de qui sont groupés les disciples», chef inspiré pour les autres ou bien guide spirituel et temporel pour la plupart des adhérents de son mouvement, il a pris la sage décision de ne pas concourir pour une fonction élective.
C’est d’ailleurs ce qui fait la différence avec les autres leaders des partis politiques. Lui se soucie des intérêts de son parti. Les autres confondent ceux de leurs partis avec les leurs. Car si Ennahdha a pu éviter le naufrage et reprendre du poil de la bête c’est parce qu’en face de lui, il y a une classe politique décomposée dont les leaders ne regardent que le bout de leur nez et encore. Tous sont obnubilés par leur avenir politique plus que par l’avenir de leur parti. Leur mot d’ordre à tous, après moi le déluge. Nidaa Tounés créé pour faire pendant à Ennahdha a été à n’en point douter une réussite.
Mais voilà que des luttes intestines le traversent, une lutte de positionnement né de la pluralité de ses références idéologiques tournées autour de l’opposition à l’islamisme. Pour une broutille, la place du fils du chef du mouvement dans ses instances, le parti a failli partir en fumée n’eut été la force de caractère de son fondateur qui reste à 86 ans le ciment liant ses différents affluents. Mais jusqu’à quand. Les deux partis de l’ancienne Troïka, Ettakatol et le CpR ont déjà depuis longtemps implosé et ne restent en leur sein que ceux qui ne sont mus que par le destin de leur chef. Il ne fait pas de doute qu’ils ne survivront pas à l’échec programmé de Mustapha Bne Jaafar et de Moncef Marzouki. Le Front populaire reste prisonnier de son passé marxiste léniniste et ne peut par la force des choses que mobilier en marge de la société politique.
Après avoir fait illusion grâce au pragmatisme de son porte parole Hamma Hammami qui l’a propulsé comme troisième force politique du pays, il s’est recroquevillé sur ses anciennes litanies désuètes réduisant drastiquement l’effectif ses sympathisants et demain de ses électeurs. Le parti Joumhouri a donné l’impression de pouvoir remonter la pente après la désillusion des élections du 23 octobre 2011 vécues comme une cruelle ingratitude de l’électorat, il est revenu vite à sa fonction première comme machine à faire accéder son leader historique Ahmed Néjib Chebbi à Carthage devenu pour ce dernier une véritable fixation. L’élargissement à d’autres forces qui ont vite fait de reprendre leur autonomie en allant vers d’autres formations, s’est achevé par un rétrécissement autour de son identité originelle du PDP. Le Parti Massar (ex-Attajdid communiste) ne vaut que par son alliance avec Nidaa Tounés au sein de l’Union pour la Tunisie.
En s’alignant sur Ennahdah sur l’ordre des élections, il a porté un coup de poignard à ses alliés qui ne le lui pardonneront pas. C’est pourquoi le parti de Béji Caïd Essebsi a décidé d’engager les élections législatives sous sa bannière et non sous celle de l’Union pour la Tunisie qui les réunit. Restent les destouriens. Divisés entre plusieurs chapelles, incapables de refaire leur union seule capable de leur donner l’occasion de retrouver une place au soleil, ils seront réduits à la portion congrue en attendant l’homme ou la femme prodige, celui ou celle qui pourra fédérer un jour toute la famille bourguibiste.
De beaux jours devant lui
Pour toutes ces raisons, Ennahdha a encore de beaux jours devant lui. Il ne fait point de doute qu’il est le parti le mieux préparé dans la perspective des élections du 26 octobre prochain. Le parti qui a affuté ses armes et qui sait ce qu’il veut. Il peut compter sur un électorat qui lui est aveuglément fidèle et qui se mobilisera sans faute et sans calcul le jour du vote. Car c’est un électorat discipliné. Parmi les autres partis, seul Nidaa Tounés tirera son épingle du jeu non en raison d’un programme mobilisateur ni de candidats à nuls autres pareils mais parce qu’il trouvera autour de lui tous ceux qui s’opposent aux islamistes. Mais se déterminer en opposition à quelqu’un ou à quelque chose n’est pas aussi mobilisateur qu’on puisse l’imaginer.
Le système électoral de liste à la proportionnelle et aux plus grands restes donnera une assemblée fragmentée dont aucun des deux pôles ne sortira vainqueur car rassemblant sous sa bannière une majorité absolue, à moins d’un miracle. La formation d’une majorité dépendra de la capacité de l’un des deux pôles de la scène politique à la manœuvre. Sur ce plan le parti islamiste a des longueurs d’avance sur ses concurrents. Là aussi, il proposera un gouvernement d’union nationale. Les autres seront-ils capables cette fois de refuser. Même si les projets de société proposés de part et d’autre sont antinomiques et difficilement conciliables. Car quoiqu’on puisse en penser, Ennahdha sera toujours enclin à vouloir « islamiser » la société dont il trouve qu’elle vit une crise d’identité nationale, alors que Nidaa pour ne citer que celui-là voudra mettre en place une société du XXIème siècle, ouverte, moderniste où la liberté de conscience prime le reste. La stratégie du parti islamiste n’a pas changé seule la tactique a été remise au goût du jour.
Les élections législatives, c’est dans quatre mois à peine. Ennahdha est fin prêt, les autres partis beaucoup moins. Il a été dit et c’est même devenue une évidence qu’il est partie intégrante de la scène politique. Qu’on l’aime ou pas, qu’on partage ses idées ou pas, il est incontournable. Son retour sur le devant de la scène est déjà une réalité. Cela il le doit à une classe politique d’incapables et d’opportunistes, mais il le doit aussi et surtout en grande partie à son chef charismatique.
Car à la fin des fins ni Ennahdha ni à plus forte raison Rached Ghannouchi, n’ont pas changé de stratégie. La finalité reste pour eux l’islamisation de la société qui est du point de vue islamiste largement mécréante. Ce qui change relève de la tactique. En Islam, la ruse est licite tant que son but est honorable. Sur ce plan Ghannouchi excelle. Chapeau l’artiste!
R.B.R
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une excellente analyse. Admettons que Ennahda va remporter les prochaines élections cad avoir le plus grand nombre de députés sans avoir la majorité absolue quelles sont ses chances de concrétiser sa "fin des fins qui est "l'islamisation" du pays et comment? heureusement ce parti a eu l'expérience de l'exercice du pouvoir et aurait réalisé que le pain vient souvent avant la religion d'une part et que l'opposition (même divisée ), la société civile et la presse ne laisseront pas passer un islam rétrograde , d'autre part
When I see the name of Omar Shabou in the author list ... it only reconfirms what I said earlier.
" Cela il le doit à une classe politique d’incapables et d’opportunistes" L'opposition m'a dégouté en 2 ans de la politique et presque de la tunisie toute entière. Des incapables, des opportunistes, des gens qui ne pense qu a leur salaire. Des nains de la politique qui abient comme des rocquet qui se prennent pour des bulldogs. je detstes ennahdha car c est un danger pour la liberté des tunisiens. Mais sincerement, je pense voter pour eux juste pour ne plus jamais revoir cette opposition de malheur qui a raté tous ses rendez vous avec l histoire et qui ne vaut rien.