Lu pour vous - 21.06.2014

De Gaulle et Machiavel

«Au risque de décevoir quelques lecteurs alléchés par le titre, il faut dire que cette étude ne se propose pas de répondre à la question: «De Gaulle fut-il machiavélique?», en analysant les faits et gestes de l’homme d’Etat français, pour les juger selon tel ou tel système de valeurs. Ce serait là œuvre de moraliste».

Roger Baillet,  professeur émérite, auteur de plusieurs essais sur la civilisation italienne, sait de quoi il parle. Cet avertissement placé à la première page de son livre De Gaulle et Machiavel, qui vient de paraître aux Editions  L’Harmattan, s’explique: le risque est grand de confondre ce rapprochement d’une figure aussi célèbre que De Gaulle avec le  Florentin, l’auteur de ce ‘méchant essai’, Le Prince. Innocent Gentillet, le traducteur français du Prince et des autres ouvrages de Machiavel, Les discours sur Tite Live ou, encore l’Art de la guerre, ne vit en Machiavel que l’athée, contempteur de toute piété, source de «mespris de Dieu, de perfidie, de sodomie, tyrranie, cruauté, pilleries, usures estranges et autres vices, détestables»(Anti-Machiavel, ed. de 1576, p.37).

En effet, même aujourd’hui, paradoxalement, ne sont  retenus de ce patriote, de ce républicain, de ce démocrate, que ces aspects négatifs.On ne voit en lui que l’auteur d’une théorie philosophique faite de perfidie, d’artifice, de déloyauté.

Prenant le contre-pied de ces affirmations, Roger Bailletégrène dans son livre les nombreuses convergences susceptibles de rapprocher les deux hommes. Machiavel et De Gaulle; écrit-il,  n’ont pas en commun uniquement cette'parenté intellectuelle', leur passion pour l’écriture, bien qu’elle soit «de tous les points qu'ils ont en commun, certainement celui qui scelle le mieux leur fraternité, par-delà les siècles" (p21). Leurs trajectoires respectives révèlent des expériences et des événements presque identiques dans la mesure où ils  prôné tous les deux- sans succès, il est vrai- desréformes militaires et une coordination de l'action politique et de l'action militaire. De ce point de vue, Machiavel et De Gaulle apparaissent avant tout des hommes d'action et de réflexion.

L’axe suivant lequel Baillet développe son rapprochement se base sur le rôle essentiel de l’écriture dans la trajectoire des deux hommes. C’est elle qui se profile derrière leur amour de la solitude, la perte puis  la reconquête du pouvoir, les spéculations sur les événements passés et à venir et surtout leurs réflexions  sur les rapports et les priorités entre  les armes et les lois régissant leurs pays respectifs.

Ainsi, par exemple, c’est dans Le Fil de l’épée qu’on retrouve en filigrane la méfiance de De Gaulle vis-à-vis des politiciens et c’est dans son Art de la guerre que Machiavel dénonce la décadence du pouvoir politique. D’où cet «appel lyrique à un Prince inconnu, arbitre des conflits et rédempteur des destinées de la nation " (p.25)qu’on retrouve à la fois dans Vers l’armée de métier et dans Le Prince.

Faut-il le préciser? Cet appel s'appuie sur le même constat: le désordre nécessite une refonte du système politique et un recours à la force. Il faut pour cela un chef (d'armée et d’Etat).On devine aisément les conséquences d’un tel choix. De Gaulle s’en apercevra amèrement lorsqu’il devint lui-même président de la Ve République et qu’il dût faire face à la rébellion des chefs militaires en Algérie.

Cependant, malgré l’avertissement de l’auteur,occulter la morale n’est guère aisé lorsque on aborde un personnage aussi controversé que Machiavel dont l’œuvre, en particulier Le Prince a influencé dans une large mesure la littérature européenne.Il est vrai que les temps n’étaient pas favorables à l’adoption des principes politiques positifs qu’il préconisait  pour cimenter l’unité de la nation. Ses théories étaient nécessairement  incompréhensibles à une époque où, dans les pays catholiques, l’optimisme était de rigueur. Elles coïncidaient, en fait, avec la poussée et l'essor grandissants de l'individualisme.A cet égard, il importe de signaler que la mainmise de l’Etat sur l’Eglise que Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite Live, n’avait cessé de préconiser, fut pratiquée non pas en Italie mais dans tous les Etats protestants d’Europe, c’est-à-dire dans les pays où l’individualisme était le plus prospère.

D’autre part, pour pouvoir généraliser sur la nature de l’homme, pour être capable de déceler l’innommablechez autrui, il faut être soi-même d’un pessimisme, voire d’un cynisme, totalement irréductible. Il faut également avoir le goût  de sonder les âmes, la passion de l’introspection. Pour toutes ces raisons, il est difficile de croire, à cette époque, qu’un roi qui adopte la politique de Machiavel, qui agit tour à tour en lion et en renard, qui déploie ruses et stratagèmes pour se maintenir au pouvoir, ne voue pas ses efforts à l’échec.On peut aisément comprendre l’étonnement et l’horreur que provoquent les louanges prodiguées à César Borgia, la glorification de la duplicité, l’apologie de la force dans la poursuite du succès temporel:
«Le mal doit se faire tout d’une fois : comme on a moins de temps pour y goûter, il offensera moins» (Le Prince-viii)

Faut-il s’en étonner? Même François Guichardin,  l’auteur des Avertissements politiques, ne aimait pas Machiavel. Pourtant  il était son contemporain et natif de Florence lui aussi,  mais la conception de l’homme politique chez ce juriste était totalement à l’opposé.  Bref,Machiavel n’était pas en odeur de sainteté; il n’étaitqu’un  opportuniste prêt à trahir sa cause pour gravir les échelons et occuper de hautes fonctions. Après avoir servi pendant douze ans le chancelier républicain Soderini, Machiavel n’hésita pas à se mettre au service des nouveaux maîtres de Florence, d’abord Julien de  Médicis, puis à la mort violente de ce dernier, son frère Laurent, dit Le Magnifique.

RogerBaillet a, tout au long de son livre, méticuleusement décrit le profond sentiment patriotique qui animait Machiavel et De Gaulle tout en évitant de transposer le problème politique au moral. Mais, malgré son style percutant, souvent la morale sous-tend la présentation des faits historiques qu’il rapporte. Ainsi au chapitre II, consacré à l’art de la guerre, Roger Baillet  souligne la divisibilité de la violenceet le dilemme qu’elle provoque chez de Gaulle notamment:

«Il perçoit que cette activité humaine qu’est la guerre a un double visage, et admet qu’à la base des grands mouvements d’expansion il peut y avoir une dynamique civilisatrice et non destructrice.» (p.68)

Dès lors, comment peut-on occulter le problème moral, la justification de la violence? Si cette divisibilité existe, s’il y a une bonne violence et une mauvaise violence,il serait humainement possible de reconnaître le Bien du Mal, ce Mal aux multiples identités, et tout être humain devrait alors faire preuve en même temps  d’un sens profond de la justice et de l’équité.

Or dans quelle mesure cette propension de De Gaulle à «s’accommoder non seulement de l’inéluctabilité de l’emploi de la force, mais aussi à en revendiquer l’usage au service  de la bonne cause» (p.69)  peut-elle justifier, par exemple,la bataille meurtrière de Bizerte? La réponse de Roger Baillet, est à la page 60, sans surprise, conforme à son avertissement.
Ouvrage à lire et à méditer.

Roger Baillet, De Gaulle et Machiavel, L’Harmattan, Paris , 2014, 180 pages.

Rafik Darragi

 

Tags : De Gaulle  
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