Opinions - 14.05.2014

De la crise économique et de la volonté d'en sortir

La situation économique est préoccupante. On le savait déjà depuis Mars 2011. Mais tous les gouvernements qui se sont succédé ont pratiqué la politique de l’autruche, d’une part, parce qu’ils étaient tous terrifiés par la tournure que risquaient de prendre les réactions populaires à chaque éventuelle décision qu’ils pouvaient prendre en matière économique ou sociale, d’autre part, parce qu’ils se sont engagés dans une foison de réformes plus ou moins brumeuses, sans savoir les réaliser et encore moins les assumer.

Le bilan du gouvernement BCE avait été «sauvé par le gong» grâce à des élections à peu près transparentes et à la forte résilience de l’économie tunisienne qui, en s’adaptant au choc de la révolution, a permis d’éviter l’effondrement. Le PIB avait ainsi baissé de 2% fin 2011 à 39,36 M US$ contre 40,16 en 2010 (Stat. Univ. Sherbrooke). Il est vrai que bien des déclarations fanfaronnes ont ensuite perverti ces réalités, en faisant des panégyriques souvent cocasses de cette première période de transition. Mais passons…
Quant au bilan des deux gouvernements de la Troïka, que peut-on dire d’autre que ce furent des intendances de pacotille, avec leurs lots d’incompétence et de graves bévues, constamment mâtinées d’une profonde et futile inélégance?

Le gouvernement actuel a-t-il une idée de ce qu’il faut faire dans l’immédiat?

Bien sûr que cette nouvelle période de transition a besoin de «mécaniciens» de la finance et de la fiscalité pour assurer le fonctionnement de l’Etat. Bien sûr que le tourisme a besoin de campagnes de propreté et que l’agriculture nécessite des mesures d’urgence pour protéger les petits et moyens agriculteurs. Bien sûr que les PME en grandes difficultés (aussi bien industrielles que de services) requièrent le redéploiement immédiat de certains leviers financiers vers leurs activités. Il est tout aussi certain que les secteurs sociaux (éducation, santé) réclament des solutions drastiques, aussi bien en matière de violence et de drogue dans les écoles que de couverture sanitaire et sociale pour les populations vulnérables. Sans parler des impératifs de sécurité des personnes et des biens, sans lesquels toute reprise économique serait vaine.

Mais mener ces actions de façon erratique et peu coordonnée suffit-il à élaborer une politique économique et sociale, qu’elle soit de court ou moyen terme ? Ne fallait-il pas s’appuyer sur un programme d’urgence global et logique, élaboré à l’avance, destiné à la fois à résoudre les problèmes brûlants et à préparer l’avenir (en tenant compte bien sûr des moyens dont on dispose)?

Il n’y a qu’à voir d’autres pays où les gouvernements ont été opérationnels au lendemain de leur installation (Renzi en Italie, Abe au Japon, Valls en France) pour se poser les questions suivantes : Mehdi Jomaa était-il préparé à gouverner? Avait-il ne serait-ce qu’une esquisse de programme lors de sa prise de fonction ? A-t-il aujourd’hui une idée globale et  cohérente de ce qu’il faut faire, à part les quelques initiatives qu’il tente désespérément de traduire en actes isolés? A l’évidence, non. Est-il aujourd’hui en train de gérer le pays « à vue », sans gouvernail? A l’évidence oui.

Les deux poisons de «l’a-gouvernance»: absence de légitimité politique et de vision

En réalité, la faiblesse fondamentale de ce gouvernement est qu’il a été désigné sur la base d’un consensus «par le bas», et non par la conviction qu’il était en mesure de résoudre la crise dans laquelle se débat le pays. En un mot, c’est cette absence de légitimité politique qui entrave son action, et là, il n’y a aucune solution, sinon celle de la «gestion des affaires courantes». Alors pourquoi parader avec de grandes idées de réforme, alors que tout le monde sait qu’elles ne peuvent pas être menées à leur terme (le statut inextricable des banques publiques, la résolution fastidieuse de l’endettement du secteur touristique, les grandes manœuvres concernant les politiques sectorielles, les vaines circonvolutions sur la «diplomatie économique» qui a vu son sommet de confusions à la mi-mars au Moyen-Orient, etc).

Le point commun qui caractérise les quatre gouvernements qui ont pris en main les destinées du pays depuis février 2011, c’est l’absence de vision pour régir leur courte période de pouvoir. C’est aussi le manque de cohérence dans la manière de régir la politique. Et l’actuel gouvernement ne déroge pas à cette filiation.

Depuis plus de trois mois, notre honnête et vaillant Premier Ministre annonce que la situation est plus catastrophique qu’il ne le pensait (3 Mars 2014), que les caisses de l’Etat sont vides et qu’il n’est pas possible de tout résoudre dans l’immédiat. Ce discours, déjà clamé par la Troïka durant ses six premiers mois de pouvoir, a eu pour résultat une gouvernance sans queue ni tête et des décisions totalement insensées. Sommes-nous alors dans un affligeant remake, au seuil des 100 jours du nouveau gouvernement?

Ainsi, au bout de trois mois, ce cabinet nous a ravis par une idée lumineuse et tout à fait nouvelle, celle du « dialogue consensuel». Il a donc adopté une posture étonnante en cette période de crise aiguë : il est en train de pérorer avec la conférence tripartite sur le Contrat Social entre gouvernement, UGTT et UTICA. Il va continuer à deviser avec le «Dialogue Economique». Vaines et maladroites tentatives de se dérober face à l’inévitable réquisitoire pour cause  d’inaction. Dérisoires pratiques visant à faire avaliser par les autres parties, des décisions que l’on sait à l’avance inopérantes. Dire que médias et sondages encensent ce vide sidéral qui se distingue des précédents par des gesticulations improductives… Et dans quelques jours, nous aurons droit à un «bilan des grandes réalisations» de notre nouveau gouvernement…

Pourquoi ces mesures populistes ?

  • Le gouvernement ferait mieux de se taire concernant les banques publiques. D’abord, parce que «ne pas les toucher» est un non-événement ; ensuite, parce que tout ce discours empeste l’étatisme à l’intérieur d’une sorte de consensus mou. Comment veut-on rester dans le statu quo et déclarer en même temps vouloir faire participer le secteur privé dans ce contexte de contraintes budgétaires si pesantes? Comment veut-on garantir un fonctionnement efficace des marchés et financer énergiquement l’économie, tout en alourdissant les banques par un personnel pléthorique et par des pratiques antédiluviennes, négligeant ainsi l’impérative réforme de leur gouvernance?
  • La réduction drastique des voitures de fonction dans la haute administration est une décision proprement  burlesque, car elle correspondrait à un arrêt des activités administratives déjà bien poussives. Il va de soi que les titulaires déchus se rabattraient sur les voitures de service et que des secteurs aussi essentiels que la santé, l’agriculture, les travaux publics s’en ressentiraient fortement. Par ailleurs, les économies avancées de 35 Millions de DT (sur un total de 80) sont inexactes ; elles s’élèvent à peine à 2 ou 3 Millions, si l’on considère qu’il est nécessaire de réformer, sans les renouveler, les voitures de plus de 15 ans.
  • La réduction du salaire des ministres et des directeurs généraux de l’administration publique constitue un cas d’école en matière de mesures démagogiques. Comment peut-on imaginer que des fonctions aussi lourdes puissent faire l’objet de tant de convoitises et de jalousies, donc de tant de marchandages? Tout le travail de l’administration repose sur ces quelques 1200 personnes que compte le système étatique. Il faut signaler que le salaire d’un ministre au Maroc correspond à 12 000 DT, sans parler des primes et avantages. Cessons donc cette frénésie; respectons les valeurs de travail et de responsabilité et évitons aux ministres eux-mêmes de se faire un hara-kiri salarial.

Que faire en urgence ?

Aujourd’hui, les questions sont simples, mais leur mise en œuvre extrêmement ardue : comment rétablir les grands équilibres macro-économiques et relancer l’activité, tout en préservant la paix sociale? Quelles mesures doit-on prendre et dans quel cadre politique? Que doit-on s’assigner comme objectifs et comme tâches concrètes d’ici les élections?
Il va de soi que la (ou les) réponse(s), ne peu(ven)t être que politique(s), même si certains esprits peu inspirés considèrent que la politique a pris sa part ces trois dernières années, et que «le temps, aujourd’hui, est à l’économie».

  • Tout d’abord, la transparence veut que l’on fasse un vrai inventaire, un bilan des trois années passées, en identifiant les véritables responsabilités concernant le gouffre de 12,7 milliards de DT laissé dans les finances publiques par les trois derniers gouvernements provisoires. Ce bilan peut et doit être réalisé en «tâche de fond» par tous les ministères, tout en menant leurs activités habituelles.
  • Dans la Tunisie d’aujourd’hui, le développement et la redistribution passent tous deux par la fiscalité. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en œuvre deux ou trois mesures-phares opérationnelles, destinées à engager une réforme fiscale, qui sera relayée par le prochain gouvernement issu des élections : baisse des impôts sur le revenu des PME à 15% ; réforme du régime forfaitaire en touchant les 20 000 bénéficiaires les plus fortunés la première année (puis 40000 par an sur 5 ans) et embauche de 500 contrôleurs fiscaux.  
  • Après les 11,7 milliards de DT en 2013, le déficit commercial a atteint 3,3 milliards de DT au terme du premier trimestre 2014, niveau rarement atteint en Tunisie depuis l’indépendance, engendrant une baisse des réserves en devises à 98 jours d’importation. Il est alors urgent de réduire sensiblement les importations de seconde nécessité, de réquisitionner par l’armée les trains pour le transport et l’exportation des phosphates et des engrais chimiques, de réquisitionner également les ports, afin de les protéger contre les brigandages et déprédations de tous genres. Des mesures concrètes et urgentes doivent aussi être prises pour impulser les exportations et en faciliter les procédures. Tout cela permettra de rééquilibrer en partie la balance commerciale du pays.
  • Le déficit budgétaire atteindrait 12% du PIB en 2014. Il est vrai que 2 milliards de DT ont été reportés à 2014 par le gouvernement de la Troïka, pour minimiser le déficit de 2013 à 6% et enfoncer le gouvernement suivant (drôles de mœurs quand même…). Il est alors impératif d’élaborer une loi de finances complémentaire donnant la primauté aux économies dans le fonctionnement et à l’augmentation des investissements créateurs de richesses et d’emplois.
  • Le contexte exige de remettre rapidement dans le circuit économique les avoirs saisis auprès des caciques de l’ancien régime, et ce, en toute transparence. Cela permettra de revivifier ces actifs pour qu’ils contribuent aux recettes de l’Etat de manière pérenne. Dans un second temps, il faudra d’une façon ou d’une autre, mettre un terme aux privilèges de rente patrimoniale qui caractérise notre modèle économique.
  • Enfin, le peuple veut, encore et encore, la sécurité, le dissolution des ligues de protection de la révolution, la révision des nominations partisanes et les élections avant fin 2014. Ces demandes apparaissent encore comme un mirage, tant elles sont loin d’être exaucées.

En conclusion, je voudrais dire que je n’ai rien contre ce gouvernement à part qu’il se dérobe de ses carences en brassant des concepts. Je le soutiens donc, car je ne peux faire autrement, puisqu’il a la «légitimité du consensus», quelques ministres qui sortent du lot… et quelques autres qui apprennent le métier. En attendant mieux…

Taeïb Houidi

 

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