Opinions - 07.05.2014

Le gouvernement Jomaa à l'épreuve de lui-même

Jamais un gouvernement, hormis peut être le premier constitué après l’Indépendance, n’avait été accueilli avec autant d’enthousiasme, de soulagement et d’espoir que celui de Mehdi Jomaa. Jamais un gouvernement n’avait été absout d’office de ses «péchés originels». Il s’est passé, dans l’opinion publique, la classe politique et la presse, le même phénomène qui se passa jadis au moment de l’éviction de Habib Bourguiba par Ben Ali et que l’on peut résumer ainsi: «qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse» avec tout ce qui accompagne cette attitude d’assentiment délirant et d’absence totale de recul et de sens critique. Bien sûr, les circonstances et les hommes ne sont pas exactement les mêmes, mais on sait tous ce qui est advenu du chèque en blanc généreusement accordé en son temps à Ben Ali par presque tous, islamistes compris. Les malentendus de départ, qu’ils soient intentionnels ou non, ne peuvent générer que la frustration et la déception excessive.

Les faits sont les faits, aussi têtus que peuvent l’être certains Tunisiens. L’«indépendance» du gouvernement de Mehdi Jomaa n’est qu’une fiction savamment vendue aux incrédules et bénie par les cyniques. Un gouvernement «indépendant» ne peut pas fonctionner sous la coupe d'une ANC chaotique et partisane et le patronage d'un président sectaire. Quant au fait qu’il soit composé de technocrates compétents dans la gestion des affaires publiques, l’appréciation mérite quelques développements.

D’excellents spécialistes dans leur domaine constituent une fierté et un enrichissement pour un pays, mais cela ne fait pas d’eux, automatiquement, des technocrates capables de gouverner, encore moins en temps de crise. La technocratie se distingue par le fait qu’elle constitue un système politique où prédominent les spécialistes et les experts dans la prise de décision. Oui, mais entre aider à prendre la décision et prendre la décision soi-même, il y a une nuance d’autant plus criarde que la prise de décision ne peut relever en l’espèce que d’un savoir fragmentaire et non articulé, les intéressés n’ayant pas été formatés pour se confronter avec des réalités socio-économiques et politiques complexes et interdépendantes ou pour prendre des décisions difficiles et tranchantes. C’est ce qu’on peut appeler une incompatibilité «culturelle» indépassable. Pendant vingt-trois ans, Ben Ali a recruté ses ministres parmi des technocrates qui étaient compétents pour la plupart. Qu’en est-il sorti en fin de compte? La domestication de l’Etat, le blocage du processus de développement, la généralisation de la corruption et de la prédation économique, l’aggravation des injustices sociales et régionales et l’incapacité à réformer et à préparer l’avenir.

Malgré tout, aucun être sensé ne doit souhaiter l’échec du gouvernement de Mehdi Jomaa. Il est cependant grand temps que ce gouvernement, pour son salut propre et le nôtre, prenne conscience qu’il est, de fait, celui de la République et qu’il doit agir en conséquence. Pour l’heure et en attendant des résultats concrets concernant l’application de la feuille de route, le problème le plus  préoccupant est que ce gouvernement ne fait pas front, avec la fermeté et  la résolution qu’il faut, aux «séditieux», aux «séparatistes», au laisser aller dans les services publics, à l’évasion sociale, fiscale et douanière et à l’incivilité en général. Un gouvernement qui n’agit pas pour recouvrir l’autorité et la respectabilité de l’Etat et pour faire appliquer les lois en vigueur est un gouvernement voué à l’échec. C’est vrai en temps «normal», ça l’est davantage en un temps troublé.    

Habib Touhami