Opinions - 27.02.2014

L'histoire du chômage en Tunisie (1962 – 2012): Un mal dont la responsabilité est collective

Le chômage est un des grands déséquilibres macroéconomiques, lié notamment à la dynamique de la demande globale, à l’évolution –transformation- des structures économiques et du progrès technique. On le définit comme l’ensemble des personnes sans emploi qui sont à la fois à la recherche d’un travail rémunéré et disponible pour l’occuper. Ce phénomène touche les différentes économies à des degrés divers; cependant, pour la Tunisie, il représente une triste singularité: Un chômage structurel de masse depuis plus de 50 ans dont la responsabilité est collective; une responsabilité qui incombe à l’Etat mais aussi aux chômeurs eux-mêmes! 

Il convient de préciser aussi qu’avant l’indépendance, en 1956, aucune norme d’emploi (Caractéristiques communes à la plupart des emplois à une période donnée) n’existait. L’emploi est globalement instable, la plupart des entreprises (majoritairement de type coloniale) ne cherchaient pas à fidéliser la main-d’œuvre, le salaire à la tâche (rémunération liée à la quantité produite) est courant et la très grande majorité de la population active exerçaient dans le secteur agricole et non salariée. L’emploi typique n’existe donc pas encore.

Après 1956, avec la construction d’un Etat moderne doté d’une part, d’une administration publique  particulièrement bien organisée et efficace et, d’autre part, d’un appareil productif relativement structuré et cohérent, une nouvelle norme d’emploi émerge: On peut donc parler d’emploi typique. Un emploi typique est un emploi salarié stable (donc à durée indéterminée) qui assure un salaire décent et croissant avec l’ancienneté, une protection sociale et, par voie de conséquence, une certaine reconnaissance sociale. 

C’est l’émergence et la généralisation de l’emploi typique qui ont fait de l’emploi et du chômage des questions de société. Une problématique cruciale pour la cohésion sociale. Le travail, en Tunisie postcoloniale,  est devenu un facteur fondamentale de socialisation, d’accomplissement de soi et, donc, d’intégration. En effet, l’emploi permet d’accéder à la société de consommation et produit de la solidarité. Il est porteur d’identité tout en renforçant l’intensité des relations sociales. Dans ces conditions le chômage serait vécu comme une exclusion des processus productifs et des rapports sociaux. Il pèse donc fortement sur les chances d’intégration sociale par ses conséquences négatives psychologiquement et économiquement (perte de revenu). Au-delà d’un certain seuil le chômage peut devenir un mal national; un mal qui menacerait la cohésion sociale !

1/ Le chômage en Tunisie: Une histoire ancienne…

Fin 2013, le nombre de demandeurs d’emploi est de plus de 700.000 personnes, ce qui correspond à environ 17,6% de la population active.  En réalité, si on compte les non inscrits, cette proportion atteint aisément les 35%; les inégalités régionales en la matière sont carrément décourageantes ! Autre élément de taille: 69% des chômeurs sont âgés de moins de 30 ans. Le nombre des diplômés du supérieur parmi eux est de  près 170 000 personnes.

Le tableau  ci-après montre clairement que, dans les cinquante dernières années, le niveau le plus bas de chômage en Tunisie n’a été  atteint qu’en 2004 avec –tenez-vous bien- 13,9%!  Notons au passage l’exceptionnelle "performance" réalisée en 1967: 30% de la population active tunisienne étaient à la recherche d’emploi. Curieusement, il s’agit de l’année de création de l’Office de la Formation Professionnelle et de l’Emploi (OFPE) chargé d’organiser, développer et planifier l’émigration. L’émigration a donc été la réponse spontanée à la crise qui secouait le pays, au chômage et au sous-emploi du monde rural, notamment.

Inflation et chômage (1962 et 2012)

Années

Taux d'inflation

Taux de chômage

2012

6,2

17,6

2004

3,5

13,9

2003

4,9

14,5

2002

2,8

15,3

1992

5,7

15,8

1982

12

17

1972

8,8

18

1967

4,1

30

1962

-3,1

22%


Divers sources et rapports : Banque centrale, INS,…

Hélas, cinquante ans plus tard et après une révolution exceptionnelle contre le chômage, la pauvreté, la misère et pour la dignité, la réponse des autorités tunisiennes à cet épineux problème demeure la même: je me rappelle en effet d’un entretien, en juillet 2012,  avec un des "conseillers" à la présidence chargé des affaires économiques, qui m’expliquait que l'émigration constituait un levier important pour réduire le nombre de chômeurs sur notre sol» . «Le Qatar et la Libye, ajoutait-il, sont les deux principaux pays qui pourraient nous aider à absorber une partie  de nos demandeurs d’emploi» .

La persistance du chômage de masse en Tunisie s’explique par l’inadéquation durable entre l’offre et la demande de travail. Cette inadéquation est due:

  • D’une part,  à l’évolution du niveau et de la structure de la population : évolution sociodémographique, déclin et émergence de certains métiers et secteurs d’activités,…
  • Et, d’autre part, au fonctionnement du marché du travail lui-même : réglementation et mauvaise circulation de l’information entre demandeurs d’emploi et entreprises, inadéquation  (qualitative et quantitative) entre les  formations professionnelles et universitaires,  et, les réelles besoins en  qualifications de l’appareil productif.

2/…dont la responsabilité incombe aux dirigeants…

En réalité, la responsabilité de ce chômage de masse incombe à tous les gouvernements, sans exception, ayant eu en charge le destin du  pays : de Ahmed Ben Salah à Mohamed Ghannouchi sans oublier évidemment Hédi Nouira, Mohamed Mzali, Rachid Sfar et Hédi Baccouche ou encore Hamed El Karoui.  Des erreurs stratégiques ont été commises au niveau des choix des politiques structurelles et plus particulièrement industrielles.

2.1/ Des choix stratégiques contestés

L’expérience de développement socialiste de huit année qu’avait connue la Tunisie dans les années soixante, sous le gouvernement  Ahmed Ben Salah s’est révélée désastreuse: L’endettement est passé de 20,7% à 31% du PIB entre 1962 et 1966; le service de la dette qui était de 9% en 1964 est monté à 24% en 1966, le taux de chômage atteint 30% en 1967, etc. L’ampleur des contre-performances économiques a été telle que le pouvoir tunisien était contraint, au début des années soixante-dix, de revoir entièrement sa stratégie de développement.

Hédi Nouira entreprend, dès le début des années 70, toute une série de réformes économiques et politiques visant à favoriser une meilleure intégration du pays dans le système économique mondial, sur la base d’une insertion judicieuse dans la Division Internationale du Travail (DIT). C’est dans cette perspective que la loi 72-38, du 27 avril 1972, a été promulguée. La stratégie sous-jacente du gouvernement de l’époque visait en fait trois objectifs fondamentaux : La création d’emploi, l’acquisition de technologies modernes  et la promotion des exportations.

De nombreuses autres mesures ont été engagées pour améliorer l’attractivité de l’économie tunisienne et attirer ainsi davantage des investissements directs étrangers (IDE) mais les investisseurs ne sont pas bousculés au portillon ! En effet, l’essentiel (près de 70%) des IDE, courant les quatre dernières décennies, a porté sur l’industrie extractive. L’industrie manufacturière, sensée drainer les investissements étrangers, n’a concentré qu’à peine 20% des flux d’IDE qui ont porté massivement sur l’industrie du textile, plus précisément sur la confection, et en moindre mesure sur l’industrie électrique et électronique. Les emplois crées sont faiblement qualifiés et fortement féminins !  En fait, la question cruciale du chômage de masse n’a pas été résolue.

En filigrane, ce qui a gravement manqué à notre stratégie de développement et d’intégration dans la DIT, c'est  une stratégie globale de remontée de filières. C‘est-à-dire, il aurait fallu que notre structure industrielle soit capable d’assurer l’approvisionnement en input de la totalité du processus de production du produit, à titre d’exemple: pour produire un pantalon en jean,  il fallait être capable d’assurer l’approvisionnement de la chaine de production du coton jusqu’à la confection; ce qui implique la maitrise de la branche filature et celle du tissage, plutôt que de continuer à importer le tissu et être constamment dépendant de l’extérieur. Cette orientation stratégique d’ouverture sur l’extérieur et d’insertion dans la DIT a été suivie, amplifiée et renforcée pour tous les gouvernements ayant succédé à Hédi Nouira. Pendant trente ans (1980 - 2010) rien donc de fondamental n’a changé. Et le chômage est resté toujours supérieur à 15%.

2.2/ Un tissu industriel très peu cohérent et dominé par les microentreprises à faible valeur ajoutée

Notre mal (le chômage) est de toute évidence de nature structurelle : Il s’agit d’un manque certain de grandes structures industrielles capables d’absorber cette "armée". En effet, d’après une étude réalisée récemment par l'INS et la Banque Mondiale il en ressort que 86% des sociétés tunisiennes, en 2010, sont de types unipersonnelles. Elles ne créent qu’à peine 20% de la valeur ajoutée. En revanche, le total des entreprises à 100 employés et plus ne dépasse pas 0,5%. Elles concentrent, tout de même, 37% de tous les emplois contre 28% pour les entreprises unipersonnelles toutes regroupées. Elles créent 35,4% de la valeur ajoutée.

En France, par exemple, les microentreprises représentent 95% du total des unités de production mais n’emploient que 19,5% des salariés et créent 22% de la valeur ajoutée. Cependant, les PME (petites et moyennes entreprises : moins de 250 salariés) et les ETI (entreprises de taille intermédiaire: moins de 5000 salariés) emploient 52% des salariés et créent 45% de la richesse produite. Elles assurent aussi 47% des exportations françaises.

L’atout de la France, ce qui fait sa puissance industriel, réside fondamentalement donc dans la puissance de ses PME et ETI mais aussi dans ses grandes entreprises (plus de 5000 salariés). Celles-ci négligeables en nombre mais emploient 28,4% de la population active et concentrent 33% de la valeur ajoutée. 

A titre d’exemple, l’industrie automobile en France emploie près de deux millions de personnes (emplois directs et indirects), ce qui représente près de 10% de la population active occupée. Elle constitue, avec deux sociétés de rang mondial, Renault et PSA Peugeot Citroën, un secteur clef pour l'économie française et une vitrine du savoir-faire français à l'étranger . Parmi les catégories socioprofessionnelles représentés, les ouvriers arrivent en tête (44%) suivis des cadres (24%). 56% de ces salariés travaillent dans des PME et 23% dans des grandes entreprises.

La Société Tunisienne d’Industries Automobiles créée dans les années 60 n’a pas évolué et s’est contentée d’assembler des voitures conçues et fabriquées ailleurs que la Tunisie. Aujourd’hui, elle emploie à peine 800 personnes. On peut ainsi multiplier les exemples (industrie du textile, industrie électrique,…) pour montrer le manque de vision et d’ambition de nos dirigeants et l’absence d’une stratégie de remontée de filières c’est-à-dire une stratégie –comme on l’a défini plus haut - consistant, à partir de la production d’un produit donné, à développer progressivement sur le territoire national l’activité d’unités de production intervenant en amont de la production de ce produit. Il s’agit donc de constituer une filière de production composée d’activités productives complémentaires.

2.3/ Un système éducatif et de formation professionnelle qui n’a pas su accompagner efficacement  les évolutions technologiques et organisationnelles des entreprises

Les dossiers de la formation professionnelle et de l’éducation et la recherche scientifique n’ont jamais été traités comme il se doit: Nos écoles et nos universités sont devenues des fabriques de chômeurs !
Comme je l’ai déjà écrit à maintes reprises dans mes publications précédentes,  il importe que le gouvernement reprenne le dossier de la formation professionnelle et de l’apprentissage industriel et mette en chantier une politique éducative plus audacieuse. Parvenir à une meilleure adéquation (quantitative et qualitative) entre, d’une part, le système éducatif et de formation professionnelle et, d’autre part, l’appareil productif constitue assurément la solution de l’avenir.

La création des ISET (Institut supérieurs des études technologiques) au milieu des années 90 est une excellente initiative qu’il faudrait renforcer et généraliser. Ces structures ont un triple objectifs:

  •  former des techniciens supérieurs dans les secteurs secondaires et tertiaires;
  • promouvoir le recyclage et la formation continue des cadres exerçant dans les entreprises;
  • et, enfin, mettre en place des partenariats entre les entreprises et les organismes de formations professionnelles.

L’introduction de l’enseignement des sciences économiques, dès le Secondaire, pourrait être également envisagée: en effet, familiariser les jeunes dès leur jeune âge avec  le monde de l’entreprise et leur environnement socioéconomique et juridique c’est développer et susciter chez eux l’esprit d’entreprendre et de créativité.  

3/ … et aussi aux demandeurs d’emploi eux-mêmes

Il est urgent de mettre en place une véritable politique d’accompagnement personnalisée des chômeurs. L’objectif serait d’améliorer l’employabilité des demandeurs d’emploi en leur apprenant à se vendre (élaboration d’un portefeuille d’expériences et de compétences), à construire un projet professionnel, à ne pas se sentir seul –ce qui représente pour un chômeur un soutien moral très précieux- mais aussi à se prendre réellement en charge, etc. Ceci revient, dans un sens, à les responsabiliser en leur faisant prendre conscience que leur situation est en partie liée, peut-être, à des manques de qualification personnelles ou à une inadéquation par rapport aux besoins de l’appareil productif et donc du marché du travail.

Pour y parvenir, il faudrait mettre en place des structures compétentes avec un personnel spécialisé capables d’apporter des réponses et d’orienter les chômeurs dans leur recherche d’emploi. A titre d’exemple, on pourrait envisager la création des structures passerelles entre les chômeurs et les entreprises ou encore entre les entreprises et les structures de formation professionnelle. Ou encore, on pourrait développer la formation en alternance et généraliser un tel concept même pour les formations du supérieur.

Ezzeddine Ben Hamida
Ezzeddinebenhamida.jimdo.com

Tags : ch   Tunisie