Blogs - 01.01.2014

La vraie politique se moque de la politique

La scène se passe dans un marché de la proche banlieue de Tunis. Un homme d’un âge certain, la mise soignée, s’arrête devant le marchand de légumes. Il s’enquiert du prix du kilo de piment. 3,5 dinars, lui répond le marchand, en baissant la voix, comme pour s’excuser. Le client se contente de lui remettre une pièce d’un dinar. Il aura droit en contrepartie à trois ou quatre piments, Avant de partir, il marmonne quelques mots à peine audibles : j’ai cru entendre des mots pas très tendres pour le pouvoir en place.

Ceux qui fréquentent régulièrement  les marchés ne doivent pas être surpris par ces réactions. Protéiformes, elles peuvent aller de la simple moue jusqu’aux insultes où tout le monde en prend pour son grade, du pauvre marchand jusqu’au président de la  République, en passant par le sourire narquois, les litotes et les cris de colère.

Mais il y avait des lignes rouges qu’on se gardait de franchir. Il n’était pas question de s’en prendre à la révolution, ni de regretter le régime Ben Ali, d’autant plus que le souvenir des frasques de «la belle-famille» était encore vivace dans les esprits. Et quand quelqu’un osait enfreindre ces interdits, il se faisait très vite rabrouer par les citoyens, Depuis, les langues se sont déliées. Certains marchés se sont  même transformés en Hyde Park, où il n’est pas rare qu’on en vienne à regretter l’ancien régime, malgré toutes ses tares et à le proclamer publiquement, sans provoquer la moindre réaction d’hostilité. Certains commerçants ont même affiché la photo du président déchu. Ce qui en dit long sur l’érosion de la popularité de la Troïka et notamment de sa composante principale, Ennahdha. Ce qui était impensable il y a quelques mois. On dit qu’un ventre creux n’est pas un bon conseiller politique. Comment blâmer des citoyens qui entendent un ministre claironner sur les ondes que pour la première fois dans l’histoire, le prix de la pastèque est tombé à 300 millimes le kilo, que l'inflation est jugulée, alors qu’il constatent dans le même que les prix de produits de première nécessité flambent. Ils doivent se dire que décidément, ils ont affaire soit à des autistes, soit à  des gens qui se moquent de l’intelligence des Tunisiens. On se venge comme on peut. Il y a certes les bulletins de vote. Mais en attendant les élections, on idéalise l'ancien régime et on franchit allègrement les lignes rouges.

J’entends déjà les protestations véhémentes des uns et les accusations déraisonnées des autres. Décidément, ces médias de la honte...Pourtant, il faut bien se garder des interprétations hâtives. Il ne s’agit ni de fouloul, ni de représentants de l’Etat profond, mais généralement du petit peuple, des sans-grade, des sans-parti, de la classe moyenne, cette exception tunisienne au sud de la Méditerranée, mais qui est aujourd’hui complètement laminée et paupérisée. Tous ont ce regret dans la bouche : la Tunisie n’est plus ce qu’elle était. Ils n’ont cure de ces débats à n’en plus finir sur le sexe des anges. Ils en ont assez  des déclarations triomphalistes des ministres ; des mesures populistes prises à la hâte, sans concertation, comme ces cinq facultés de médecine projetées, mais qui sont appelées à devenir autant d’éléphants blancs ; de ces visites d'inspection de responsables dans les marchés devant les caméras de la télévision, qui ont un air de déjà-vu ; de ces comparaisons avec des pays moins bien lotis, comme la Syrie ou la Libye pour relativiser leurs échecs.

En 1957, Ahmed Ben Salah, à l’époque  ministre de la Santé, visitait incognito le soir, souvent déguisé, les services d’urgences des hôpitaux  pour s’assurer de la qualité des soins qui y étaient dispensés. En France, le ministre des Finances du général de Gaulle en 1958-59 et artisan du redressement économique de la France dans les années 60, Antoine Pinay, consacrait ses week-ends  à son village de Saint Chamond  où il se ressourçait et prenait le pouls de la France profonde en écoutant...son boucher. La vraie politique se moque de la politique. C’est peut-être ce qui a manqué le plus à la troïka. Ils ont oublié que le pouvoir est déréalisant.  Le bon sens populaire est souvent plus instructif que les analyses les plus pénétrantes, surtout quand elles sont faites dans les bureaux feutrés des ministères. 

Hedi Béhi

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