Notes & Docs - 02.12.2013

Ali Laarayedh: «Prêt à partir, dès que…»

«Le plus facile, c’est de procéder à la passation avec le nouveau gouvernement, je suis prêt à le faire séance tenante», affirme le chef du gouvernement Ali Laarayedh, dans l’interview qu’il a accordée à Leaders. 

«Mais, cette passation, ajoute-t-il, doit s’effectuer conformément à ce qui a été fixé dans la philosophie de la feuille de route et son concept. Autrement dit, dès la finalisation de la trilogie composée de l’élaboration  de la constitution, l’accord sur l’instance qui sera en charge des élections et l’accord sur la formation du nouveau gouvernement, avec un consensus de toutes les parties concernées. La concordance de ces trois éléments et  leur complémentarité sont indispensables afin de permettre la transmission à un gouvernement qui rassurera le peuple tunisien avant les parties politiques elles-mêmes. C’est ce qui mettra le pays sur les rails, donnant visibilité et fondant stabilité. Ce sera la confirmation que le pays a pris le cap irréversible de la démocratie, à l’abri de la malversation et de l’oppression, un moment que je vois proche».

Pendant plus d’une heure, sans qu’il soit interrompu par un  coup de fil ou distrait par l’entrée d’un conseiller, le chef du gouvernement a répondu à une longue série de questions, n’esquivant que celles relatives à son appréciation personnelle des prestations des membres de son gouvernement et au profil requis de son successeur. Il a dressé successivement le bilan de son gouvernement pour tout ce qui a été accompli, mais déploré ce qui ne l’a pas été encore, évoqué les grands moments qu’il a vécus à La Kasbah et les grandes décisions qu’il a prises, avec un retour en arrière sur certains évènements comme ceux de l’attaque de l’ambassade américaine ou Siliana. M. Laarayedh a également répondu à des questions plus directes portant sur ses relations avec le président de la République provisoire, Moncef Marzouki, son propre plan personnel après son départ de La Kasbah et s’il compte se présenter aux prochaines élections. Dans un exercice très fin, il a accepté de dresser un portrait rapide de cinq figures politiques de premier plan, à savoir Rached Ghannouchi, Hamadi Jebali, Hassine Abbassi, Béji Caïd Essebsi et Hamma Hammami. Difficile de le classer entre faucons et colombes, moulé dans son parti, il garde pour autant ses propres opinions. Interview.

Quel est votre sentiment au milieu de ce grand tumulte entre Dialogue national, controverses à l’Assemblée nationale et pressions diplomatiques, ici et là?

Je ne vous cache pas ma profonde préoccupation. Je me sens d’une part fier de ce haut degré de maturité de notre peuple et de sa détermination à aller de l’avant dans l’accomplissement des objectifs de la révolution et surtout atteindre un point de non-retour qui nous renvoie vers la dictature et l’oppression. Mais, d’autre part, je m’inquiète de l’ampleur des tiraillements politiques qui divisent le pays. J’ai l’impression que ces dissensions augmentent, se compliquent et s’approfondissent. Il y a là, en plus des menaces sécuritaires, de grands facteurs de déstabilisation comme si le pays n’aspirait pas profondément à plus de maturité.

J’ai l’impression que certains courants n’ont pas accompli les révisions qui s’imposent pour installer la démocratie et ses multiples dimensions au cœur de leurs programmes. L’instauration de la démocratie, de manière irréversible, est à mes yeux une question centrale, vitale.
Mon unique objectif est de contribuer à baliser la voie pour la réussite de cette ultime phase de transition de la Tunisie vers la démocratie, en institutionnalisant cette doctrine et sa pratique, coupant ainsi la voie à tout retour en arrière. Le jour où nous aurons finalisé la constitution, mis en place la nouvelle ISIE, adopté la loi électorale et créé le climat favorable à la tenue d’élections libres, indépendantes et transparentes que nul ne pourra contester, nous aurons franchi un pas significatif. La réussite des élections et l’avènement d’un gouvernement issu des urnes marqueront le point de non-retour.

Si on essaye de dresser le bilan, malgré la courte période passée à la tête du gouvernement, quelles sont d’après vous les principales réalisations accomplies et là où vous n’avez pas réussi?

Je citerai en tout premier lieu un acquis majeur qui risque de ne pas être jugé à sa juste valeur : la sécurité du pays. Il faut l’apprécier non seulement par ce qui a été publiquement annoncé, mais aussi et surtout par ce qui a été déjoué. Les diverses tentatives d’attaques terroristes, d’instauration de la violence et de l’anarchie, d’atteinte à la sûreté de l’Etat et à l’intégrité du territoire étaient d’une ampleur impensable. Je peux dire que nous sommes bien avancés dans la maîtrise des réseaux terroristes grâce à  l’engagement des forces sécuritaires et au soutien des Tunisiens.

Nous avons également enregistré une réelle avancée dans le développement régional, notamment pour ce qui est de quatre grands aspects, à savoir le raccordement au réseau électrique et à l’eau potable, les pistes et routes et le logement. Si l’année 2011 a été celle des élections, et 2012 celle  de la stabilisation de l’administration régionale et locale, l’année 2013 a été marquée par l’action effective en matière de développement régional.

Reste l’économie. Dans un contexte national, mais aussi régional, affectés que nous sommes par le manque de stabilité et les campagnes de dénigrement et de démoralisation, en plus du terrorisme, parler de relance économique effective et de croissance élevée serait excessif. Je considère que 3% de croissance constitue un taux respectable. Je demeure persuadé que nous ferons encore plus dès que cesseront les campagnes qui s’acharnent à détruire l’image de la Tunisie.

Vous vous êtes empressé ces dernières semaines de ficeler nombre de projets de loi et de les transmettre à l’ANC…

Effectivement, nous avons pu boucler des dossiers très importants, attendus par les Tunisiens. Après le cadre juridique du partenariat public-privé (PPP) qui est de nature à lancer de grands projets à haute employabilité et structurants dans les régions, le nouveau code d’investissement a été finalisé, tout comme le projet de loi sur l’investissement dans les énergies renouvelables, ou le décret relatif aux marchés publics. Je ne saurais omettre le lancement du full audit des banques publiques (BNA, STB et BH), ainsi que la réforme fiscale. Nous avons également préparé le terrain pour que l’année 2014 soit aussi celle de l’action municipale, d’ailleurs de nouvelles municipalités verront bientôt le jour.

Comment voyez-vous la proposition de loi sur le retour des habous présentée par des constituants?

Si on l’examine en toute objectivité, sans considération religieuse, il s’agit d’un nouveau moyen de financement capable de renforcer l’économie nationale et de soutenir nombre d’œuvres utiles dans divers domaines. Il faudrait que tout un chacun contribue, selon ses convictions, au soutien des œuvres caritatives. Il y a ceux qui adhèrent au Téléthon et c’est à leur mérite, il y a également ceux qui cherchent d’autres véhicules qu’ils estiment plus appropriés. Nous ne pouvons pas les en priver et devons ouvrir la voie à tous.

Comment appréciez-vous la prestation des membres de votre gouvernement ?

Je préfère qu’on passe à la question suivante. Mais je tiens à rendre à tous un vibrant hommage en y incluant, outre les membres du gouvernement, l’ensemble de l’administration tant centrale que régionale et locale. Ils ont souvent fait montre de beaucoup de patience et d’abnégation, ne prêtant pas attentions aux campagnes de dénigrement et aux basses attaques. Parfois, on se demande ce qu’a apporté tel ou tel courant de positif et consistant pour le pays, sinon la mise en doute de l’action gouvernementale et sa contestation. La Tunisie attend de la société civile et de l’opposition qu’elles jouent pleinement le rôle qui leur revient pour la proposition d’alternatives substantielles et réellement bénéfiques pour le pays.

Avec l’expérience acquise, quelles sont d’après vous les principales qualités qui doivent prévaloir chez votre successeur, le prochain chef de gouvernement?

Là aussi, je préfère passer à la question suivante.

S’il vous sollicitait, quels conseils pourriez-vous lui prodiguer?

Il saura sans doute s’en sortir lui-même.

Avec le recul, et si c’était à refaire, auriez-vous réagi de la même façon lors de l’attaque de l’ambassade américaine ou des évènements de Siliana?

Vous savez que les médias, faute de tout politiser, aboutissent souvent à rattacher un incident à une personne. Dans le cas de Siliana, le ministre de l’Intérieur n’est pas en première ligne lors de pareilles interventions et n’y intervient pas le premier. Ce sont les unités opérationnelles sur le terrain qui agissent selon leur mode opératoire habituel. A l’instant même où j’ai appris la tentative d’attaque du siège du gouvernorat de Siliana et des tirs à la chevrotine, j’ai immédiatement ordonné l’arrêt de l’usage de ce type de munitions. Face à ce genre d’incidents, les unités sur le terrain ne sont pas dans une grande sérénité de décision et peuvent prendre de bonnes initiatives comme elles peuvent commettre des erreurs d’appréciation. C’est au ministre d’intervenir immédiatement pour redresser la situation. Et c’est ce que j’ai fait. Je suis sincèrement attristé par les dégâts causés, considérant que toute action sécuritaire ne manque malheureusement pas de dommages collatéraux, loin de toute volonté de nuire.

Je dois surtout dire que chaque épreuve est pour nous une source d’enseignements précieux. Dans cette implacable lutte contre le terrorisme, nous apprenons beaucoup de chaque confrontation et nous renforçons davantage notre riposte. Les forces sécuritaires affichent aujourd’hui nettement une meilleure capacité à traquer les terroristes, démanteler leurs réseaux et déjouer leurs plans.

Quels sont les moments les plus délicats que vous avez vécus à La Kasbah?

Ce sont les moments où l’on doit prendre de grandes décisions et d’en assumer la pleine responsabilité en parfaite conscience de leurs enjeux. C’est le cas pour tout ce qui concerne la lutte contre le terrorisme. Je citerai particulièrement l’interdiction du congrès d’Ansar Charia à Kairouan, ou encore le fait de classer cette organisation comme organisation terroriste. D’ailleurs, cette décision était prise des mois à l’avance, et le choix du timing précis de son annonce n’a pas été fortuit, ayant pris en considération la saison touristique…

Il y a aussi la lutte contre la malversation et toutes les questions y afférentes…

Mais aussi, le Dialogue national, convaincu que je suis de son opportunité en tant que solution unique pour
ne pas ouvrir la voie à la rue et à la violence. En fait, il y a un sentiment qui ne me quitte guère: c’est celui de ce combat incessant que vit tout homme de principes dans un univers politique et social où se rétrécit le champ des principes. Je me retrouve dans un monde non exempt parfois de doses élevées de ruse, de machination et de machiavélisme, alors que je tiens à rester fidèle à mes convictions, sincère dans mon comportement, loyal dans mes actes, honnête dans mon rapport à l’autre.

Croyez-moi, ce n’est pas du tout facile.

Estimez-vous avoir bénéficié du total soutien de votre parti, Ennahdha?

D’une manière générale, le soutien du Mouvement ne m’a jamais fait défaut. Il se peut que des divergences entre les appréciations du gouvernement et celles d’Ennahdha émergent à propos de tel ou tel sujet, mais l’appui du Mouvement au gouvernement est sans équivoque. De mon côté, en épousant ma charge de ministre, puis de chef de gouvernement, je me suis imprégné d’un sens profond de l’Etat et employé à l’incarner.

Reste alors la grande question : «Seriez-vous candidat aux prochaines élections?»

Lesquelles?

L’une des deux : la présidentielle ou les législatives, sachant que vous avez décliné l’investiture de votre parti aux constituantes de 2011?

Un large sourire énigmatique, pour toute réponse… Comme attendu.

Propos recueillis
par  Taoufik Habaieb